Lycée : surmonter les clichés sur la voie professionnelle

auteur

  1. Xavier SidoMaître de conférences en sciences de l’éducation, Université de Lille

Déclaration d’intérêts

Xavier Sido ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d’une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n’a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.

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Des élèves de lycée professionnel travaillent à l'élaboration d'une jupe.
Des élèves de la section des métiers de la mode et des industries connexes du lycée professionnel Victor Lepine à Caen, en 2004. Mychele Daniau/AFP

La dernière réforme de la voie professionnelle a été présentée jeudi 4 mai 2023 par le président Macron. Le dossier de presse qui accompagne ces annonces met en avant la nécessité de rendre la filière attractive et d’en faire une voie de réussite et d’excellence. En filigrane, il dresse ainsi le portrait d’un élève en manque de réussite subissant une orientation par défaut et enclin au décrochage.

Ces discours et ces propositions et mesures s’inscrivent dans une longue tradition d’actions en faveur de la revalorisation de la filière professionnelle, mises en œuvre depuis plus de 50 ans.


À lire aussi : Le lycée professionnel, une voie de formation en danger ?


Rien d’étonnant ici à ce que dans nous retrouvions les habituels lieux communs, faisant du lycée professionnel (LP) un lieu accueillant avant tout des élèves en rupture avec l’école, ou avec certaines disciplines comme les mathématiques.

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Mais les jeunes inscrits dans cette filière ont-ils un rapport aux savoirs si différent de celui qu’affichent leurs camarades préparant un baccalauréat général ?

Un rapport pratique aux savoirs ?

Perçue comme un facteur important dans l’échec scolaire de ces élèves, la question du sens qu’ils donnent au fait d’aller à l’école et d’y apprendre des choses nouvelles est centrale dans les réflexions sur la mise en œuvre des formations. Forts du contexte social dans lequel ils évoluent et de leur passé scolaire, les élèves de lycée professionnel ont développé essentiellement un rapport pratique aux savoirs. C’est-à-dire qu’ils mesurent en quelque sorte l’intérêt aux activités proposées et la légitimité des connaissances enseignées à l’aune de leur utilité et de leur caractère pratique.

Ils valoriseraient ainsi fortement l’apprentissage empirique et les savoirs professionnels permettant une action directe sur la réalité, tandis qu’ils rejetteraient la théorie et les savoirs décontextualisés. Cette entrée sociologique dessine une image du public reprise comme soubassement réflexif dans des rapports institutionnels (CNESCOIGEN) ou des recherches portant notamment sur la mise en œuvre de l’enseignement de mathématiques.

On met souvent en avant que les lycéens professionnels privilégieraient l’apprentissage empirique. Shutterstock

Pour les acteurs éducatifs, l’affaire est entendue pour ainsi dire. Et c’est principalement pour raccrocher ces élèves à l’école que les dernières réformes ont mis en avant les finalités pratiques de la formation à travers la pédagogie de projet ou des dispositifs comme le chef-d’œuvre ou le co-enseignement. Objectif affiché : les aider à retrouver le sens et le goût des études.

La représentation que les acteurs éducatifs se font des élèves est décisive dans la définition des modalités d’enseignement des disciplines générales dans la filière professionnelle. Toutefois, cette focalisation sur la facette sociale des élèves interroge. Pour construire leur cours les enseignants essayent-ils de s’en détacher ? Ou cette facette sociale est-elle considérée en quelque sorte comme un caractère indiscutable de ce public, « être mauvais en mathématiques » faisant partie de la nature des élèves ?


À lire aussi : Le lycée professionnel, enfin sujet de débats ?


En effet, si ces résultats sont massifs, ils ne sont pas absolus. D’abord, la filière professionnelle n’a rien de monolithique et se décline en de multiples spécialités, dialoguant avec des bassins d’emplois ayant tous leurs particularités et tenant compte des conditions locales de recrutement. Ensuite, si la forme de rapport au savoir indiquée précédemment est majoritaire chez les élèves de cette voie, elle n’est « ni unilatérale, ni fixée dans le temps ».

Une voie professionnelle prisée puis dévalorisée

Au-delà de cette nécessaire prudence, c’est l’image même de l’élève de lycée professionnel mobilisée dans les discours qui est à interroger. A la fois de discipline « outil » et matière désintéressée, souvent juge de paix dans les décisions d’orientation, l’enseignement des mathématiques est un prisme intéressant pour questionner ces représentations.

Quel enseignement de mathématiques mener pour des élèves « en difficulté » et même « incapables d’abstraction », « qui ne peuvent pas apprendre », « en rupture avec les mathématiques » et l’école en général, « les moins doués », « des éclopés du système des enseignements classiques », qui sont uniquement intéressés par le métier, « des visuels », des manuels plus que des intellectuels, des élèves difficiles, qui ont besoin de restaurer une image positive d’eux-mêmes, et qui doivent être réconciliés avec l’école ?


À lire aussi : Bac professionnel : des lycées pour inventer sa voie ?


Les termes repris ici agrègent un ensemble de propos tenus par des acteurs éducatifs (inspecteurs, enseignants, etc.) depuis 1945, date de la création de la filière professionnelle scolarisée et montrent que cette question n’est pas nouvelle. Mais sous l’apparente similitude des termes, se cachent en vérité de multiples glissements de la façon dont les élèves sont appréhendés.

Salon d’orientation à Strasbourg, en 2016. Shutterstock

Dans la période d’après-guerre, marquée par une pénurie de main-d’œuvre, la filière professionnelle est une voie désirée. Si certains enseignants mettent en avant les difficultés en mathématiques des élèves qui l’intègrent, c’est principalement en plein, dans leurs qualités, dans ce qu’ils ont de plus que les élèves des autres filières que les acteurs éducatifs les évoquent. Ils opposent le goût pour l’action et la matérialité des choses de ce futur professionnel, préparé au monde moderne et apte à travailler au bachelier, mathématicien ou latiniste, enclin à la spéculation intellectuelle, mais qui ne sait rien faire. Fort de ces spécificités l’enseignement des mathématiques est alors pensé dans une perspective de formation complète de « l’Homme, du travailleur et du citoyen », associant apprentissage de savoir-faire, formation de l’esprit et ouverture sur le monde.

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À la fin des années 1960, s’engage un processus de dévalorisation de la voie professionnelle vers laquelle sont orientés les élèves ne disposant de résultats suffisants pour poursuivre en filière générale. La réforme des mathématiques modernes qui s’opère à cette époque dans l’ensemble du système éducatif place la théorie au cœur des apprentissages. L’élève du professionnel est pensé désormais en creux. Un élève comme les autres qui se démarque par ce qu’il n’a pas, une aptitude à apprendre des mathématiques abstraites.

Se « réconcilier » avec les disciplines générales ?

Bien vite, à cette image d’un sujet disciplinaire en difficulté va être substituée durant les années 1980, celle d’un sujet scolaire appréhendé sous sa facette sociale, en rupture avec la discipline, voire avec l’école. Ce deuxième glissement de sens contribue à vider de sa substance le discours pédagogique mis en place au moment de la réforme des mathématiques modernes. L’enjeu est moins d’aider les élèves à surmonter leurs difficultés en mathématiques que de les réconcilier avec la discipline, et de façon plus globale, l’enseignement général ou l’école avec lesquels ils semblent être en rupture.

Il s’agit de rompre avec les méthodes du collège en mettant notamment en avant des projets interdisciplinaires, en limitant les évaluations, en mettant l’accent sur la facette utilitaire de l’enseignement, minorant alors l’appel à la réflexion. Ce qui pose la question de l’abandon d’une vigilance didactique sur les contenus au profit du maintien d’une certaine paix scolaire et de la baisse des exigences d’enseignement.


À lire aussi : Les maths pour les garçons, le français pour les filles ? Comment les stéréotypes de genre se perpétuent à l’école


Mais ces représentations contrastent avec ce que les élèves associent comme émotion, sentiment, vécu à l’enseignement des mathématiques. En fait, de façon générale, ce qui structure leur vécu disciplinaire, positif ou négatif, est moins une opposition entre des aspects pratiques ou théoriques des enseignements que leur participation à la réalisation d’un projet personnel ou professionnel qui leur tient à cœur. En cela ils ne diffèrent pas vraiment de leurs camarades de la filière générale.

Bioplastiques, alimentaire, cosmétiques ou médicaments – les 1001 ressources des algues

auteurs

  1. Mirjam CzjzekDirectrice de recherche CNRS, équipe de glycobiologie marine, Station biologique de Roscoff, Sorbonne Université
  2. Diane JouanneauIngénieure de recherche CNRS, Station Biologique de Roscoff, Sorbonne Université
  3. Philippe PotinDirecteur de recherche CNRS, Station biologique de Roscoff, Sorbonne Université

Déclaration d’intérêts

Les auteurs ne travaillent pas, ne conseillent pas, ne possèdent pas de parts, ne reçoivent pas de fonds d’une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n’ont déclaré aucune autre affiliation que leur organisme de recherche.

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Les végétaux, terrestres ou marins, captent le gaz carbonique et accumulent des réserves d’énergie sous forme d’huiles et de sucres pour assurer leur survie dans toutes les situations. La biotechnologie permet aujourd’hui d’accéder et exploiter ces réserves, dites « biomasses », pour pallier à la problématique de la diminution des réserves fossiles et leurs transformations par l’industrie chimique. Parmi ces réserves, la biomasse algale représente un potentiel largement sous-exploité dans le monde.

Les grandes algues marines que l’on retrouve sur nos côtes sont appelées macroalgues, par opposition aux micro-algues, invisibles à l’œil nu, qui ne sont constituées que d’une cellule. L’exploitation de ces macroalgues ne date pas d’aujourd’hui. Les premières consommations d’algues datent de près de 17 000 ans, selon des fouilles archéologiques.

Les macroalgues sont cultivées en Asie et sont plutôt collectées en Europe, plus particulièrement en Bretagne, Irlande et Norvège. Depuis le début du XXe siècle et l’ère de l’industrialisation, des grands groupes, comme Cargill Food Ingredients, Dupont/Danisco ou CP Kelco, relayés aujourd’hui par des PME, mettent en place l’extraction des fibres d’algues, les polysaccharides. Ces grosses molécules sont les gélifiants des macroalgues, et sont à la base de nombreux ingrédients texturants, aussi appelés hydro-colloïdes, et utilisés dans l’industrie agroalimentaire. Ainsi, nos yaourts, flans et dentifrices, ainsi que de centaines d’autres produits contiennent des sels d’alginate (E401-405) ou des carraghénanes (E407), qui créent ou améliorent leur consistance. Dans ces procédés d’extraction chimique, seuls 30 à 40 % de la masse sèche de l’algue sont extraits et utilisés, le reste est très peu valorisé ou part à la poubelle.

Des points communs avec les composants de la peau et des muqueuses

Brune, rouge ou verte, les fibres présentes dans ces différentes familles de macroalgues, avec des compositions et structures chimiques originales et très variées, présentent bien d’autres vertus que leur caractère gélifiant.

Culture de Saccharina latissima, ou kombu royal. Philippe Potin, Fourni par l’auteur

C’est leur caractéristique d’être hautement sulfatées qui les rend particulièrement intéressantes, car elles ont ce point commun avec les composantes glucidiques des animaux, par exemple ceux trouvés dans les muqueuses ou dans la peau. Les groupements sulfates sur les polysaccharides leur confèrent une résistance à des environnements riches en sels, et leur permettent de mieux capter et retenir de l’eau et des ions.

Cette propriété est évidemment recherchée en cosmétique. Mais les molécules sulfatées jouent également un rôle clé dans de nombreux processus de défense (l’attaque par un pathogène) ou de signalisation (donner le « mot d’ordre » de communication de cellule à cellule). Ainsi, la similitude avec des molécules donnant des signaux d’alerte chez les animaux, mais également chez les plantes, fait des polysaccharides sulfatés des molécules intéressantes pour stimuler les réactions de défense. Par exemple la laminarine, polysaccharide de stockage chez les algues brunes, est commercialisée sous le nom de « Iodus 40 », utilisable en plein champ, et qui peut remplacer une partie des traitements par des insecticides.

Mangez des algues pour leur valeur nutritionnelle

Les algues sont extrêmement diverses : il en existe plus de 72 000 espèces, réparties dans 3 lignées différentes. Leur composition biochimique peut ainsi varier énormément d’une espèce à l’autre. Certaines algues sont très riches en protéines et ont ainsi la vertu de remplacer et apporter les protéines nutritives de viandes. Cette richesse en protéines permet potentiellement aussi la disponibilité de « peptides bioactifs » – de petits morceaux de protéines pouvant être bénéfiques pour la santé animale et humaine, dû à leur activité antimicrobienne, par exemple. D’autres algues regorgent d’oligo-éléments comme le zinc, le sélénium, ou encore de vitamines essentielles, comme la vitamine B12 que l’on se procure aussi par la consommation de viande. Toutes sont particulièrement riches en minéraux et d’autres éléments rares comme l’iode, mais aussi en fibres.

Rayon de supermarché en Corée du Sud. Philippe Potin, Fourni par l’auteur

Ces fibres sont en fait composées des gélifiants alimentaires mentionnés plus haut ainsi que d’autres chaînes de sucres complexes, qui composent la majorité du poids sec des algues et en particulier de leur paroi cellulaire. Seule une infime partie de ces « sucres » ou polysaccharides est réellement digérée. Les algues sont donc une source intéressante de fibres alimentaires, mais aussi de composés prébiotiques, issus de ces fibres, qui favorisent un bon équilibre du microbiote intestinal – ce que l’on appelait auparavant la « flore intestinale ».

Pas tellement riches en lipides, elles sont en général constituées de « bon gras », c’est-à-dire notamment des acides gras mono – et polyinsaturés, comme les fameux oméga-3 et -6, par exemple.


À lire aussi : Acides gras « trans » limités par l’UE : que se passe-t-il au niveau moléculaire pour qu’ils soient nocifs ?


Les algues sont aussi des organismes photosynthétiques : comme les plantes terrestres, elles utilisent l’énergie du soleil pour leur croissance. Pour cela elles ont besoin de molécules spéciales, les pigments, dont la chlorophylle fait partie. Les algues contiennent donc de la chlorophylle, mais également d’autres types de pigments, comme la phycoérythrine que l’on trouve chez les algues rouges, ou la fucoxanthine chez les algues brunes. Ces pigments, ainsi que certains composés phénoliques, qui sont des composés algaux proches des tannins, comme ceux trouvés dans le vin ou le thé, sont des antioxydants avérés.

Les algues représentent ainsi des alternatives intéressantes pour apporter de nombreux éléments essentiels pour notre santé, sans pour autant apporter trop de sucres, en dépit de leur composition majoritairement constituée de ces derniers.

Comment extraire ces molécules des algues ?

Dans le domaine des macroalgues, la biotechnologie permet d’avoir accès à des molécules difficiles à extraire ou à produire. En effet, les cellules d’algues sont protégées par une paroi épaisse constituée de plusieurs types de molécules complexes, qui représentent une réserve de carbone, la biomasse.

Les enzymes, de petits ciseaux moléculaires que l’on peut produire par la biotechnologie permettent de découper spécifiquement certains composants de la paroi des algues. En effet, les microorganismes, bactéries et champignons, vivant en association avec les macroalgues en tirent leur besoin en carbone pour la génération d’énergie. Pour ce faire, ils sont équipés d’outils spécifiques, les enzymes, permettant de décomposer les chaînes de sucres complexes en briques unitaires (l’hydrolyse enzymatique), sans pour autant en détruire leur spécificité ou originalité, et qui sont facilement assimilables par les microorganismes.Hydrolyse des glucides. Source : Dave Bélanger, Cégeps.

Appliquée à la biotechnologie, l’utilisation des mêmes outils, les enzymes, permettra d’améliorer l’extraction de certaines molécules d’intérêt, et aussi d’obtenir des fragments originaires des gros polymères, plus actifs, car plus assimilable par les organismes. Ces molécules d’intérêt seront également plus faciles à produire de manière standardisée, grâce aux « ciseaux spécifiques » que sont les enzymes, et en contraste avec le découpage hasardeux en extraction chimique, comme cela est nécessaire pour l’industrie pharmaceutique par exemple.

Coûteuse, car nécessitant également la production des enzymes, l’hydrolyse enzymatique présente cependant une façon proche du naturel de décomposer cette biomasse précieuse et riche en éléments exploitables. En effet, l’hydrolyse enzymatique se fait en milieu neutre et à température ambiante. De plus, une enzyme spécifique ne dégrade qu’une composante en laissant intacte tous les autres, et ceux-ci peuvent ainsi également être valorisés, avec des étapes successives – c’est le principe de la « biorafinerie »). Enfin, l’utilisation d’une enzyme dégradant une composante peut faciliter l’extraction d’une deuxième composante de façon plus efficace ou plus rentable.

Ainsi, des chercheurs de l’Académie des Sciences de Chine ont récemment publié des travaux démontrant l’action de petits sucres extraits d’algues brunes, et de l’alginate en particulier, sur les stades précoces de la maladie d’Alzheimer chez la souris. D’après cette étude, des sucres issus des algues rééquilibrent des désordres du microbiote intestinal (dérèglement maladif, appelé « dysbiose »), ce qui a pour effet de diminuer la neuroinflammation subie dans le cerveau et impliquée dans le déclenchement de la maladie.

Les algues regorgent de composants intéressants pour les matériaux de demain

Souples et solides à la fois, les algues ont parfois un aspect qui rappelle celui du plastique. De fait, les composants de leur paroi ont bien des points communs, mécaniquement parlant, avec le plastique. À Saint-Malo, l’entreprise Algopack a conçu un matériau plastique fabriqué à 100 % à base d’algues, une première mondiale. Pour sa production, les déchets de l’industrie des algues peuvent être utilisés, ainsi que des algues cultivées localement. Mais cela fonctionne également avec la biomasse constituée par les algues prolifératives qui envahissent les côtes caraïbéennes par exemple. En fin de vie, les objets fabriqués avec ce plastique sont compostables : enfouis directement dans le jardin, ils pourront fertiliser le potager.

Enfin, les algues vertes comme la laitue de mer (algue appartenant au genre Ulva et à la base des marées vertes) produisent une petite molécule, l’« acide acrylique », bien connue des fabricants de plastiques, vernis, peintures et colles. À l’heure actuelle, l’acide acrylique est un dérivé de pétrole. Bien que les quantités produites par les algues soient pour le moment beaucoup trop faibles pour répondre aux besoins croissants du marché (plus de 6 millions de tonnes en 2020), les techniques d’extraction pourraient s’améliorer avec l’utilisation des enzymes, et les mécanismes qu’utilise l’algue pour le produire (la « biosynthèse ») commencent à être décryptés. Ces avancées pourraient dans le futur ouvrir la voie à des procédés propres de synthèse de l’acide acrylique grâce à la biotechnologie

Exposition alimentaire au plastique, méfions-nous des fausses solutions de remplacement

auteurs

  1. Xavier CoumoulProfessor of Toxicology and Biochemistry, Université Paris Cité
  2. Jean-Baptiste FiniProfesseur du MNHN, Muséum national d’histoire naturelle (MNHN)
  3. Nicolas CabatonChercheur en Toxicologie, Inrae
  4. Sylvie BortoliIngénieure de Recherche, Université Paris Cité

Déclaration d’intérêts

Xavier Coumoul a reçu des financements de la commission européenne, de l’ANR, de l’Anses, de l’Inca, de l’Inserm, de l’Université Paris Cité.

Jean-Baptiste Fini a reçu des financements de la commission européenne, de l’ ANR, de l’Anses, du CNRS et du MNHN.

Nicolas Cabaton a reçu des financements de l’INRAE (département Alimentation Humaine), de l’ANSES, de l’ANR, d’Ecophyto, de la Commission Européenne, et fait parti d’un projet financé par l’ANR dont JB Fini est le coordinateur scientifique.

Sylvie Bortoli a reçu des financements de l’ANR, de l’Anses, de l’ITMO Cancer et de l’Inserm.

Partenaires

INRAE et Sorbonne Université apportent des fonds en tant que membres fondateurs de The Conversation FR.

Muséum National d’Histoire Naturelle et Université Paris Cité fournissent des financements en tant que membres adhérents de The Conversation FR.

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Comment réduire l’exposition alimentaire au plastique ? Shutterstock

La pollution plastique est omniprésente dans nos environnements, y compris nos lieux de vie et de travail. Et elle est désormais largement médiatisée, notamment à travers des reportages rapportant la contamination des océans par des macroplastiques.

Les images frappantes de cette pollution peuvent paraître loin de nous, mais elles ne doivent pas occulter qu’en lien avec cette pollution médiatisée, une autre contamination, invisible, existe et affecte l’être humain et sa santé, et les écosystèmes : celle des microplastiques et des nanoplastiques.

Cette contamination provient de l’érosion des macroplastiques qui conduit à la formation de particules plus petites. Dans la littérature scientifique, les microplastiques sont souvent définis comme des particules dont les tailles ou dimensions ne dépassent pas 5 mm, sans limite inférieure définie.

Pour les nanoplastiques, celles-ci ne doivent pas être supérieures à 0,1 micron soit 1/10000e de millimètres. De manière assez instinctive, il était facile d’anticiper que les particules les plus petites puissent pénétrer dans les organismes, mais cette démonstration n’avait jamais été faite jusqu’à récemment.


Pour suivre au plus près les questions environnementales, retrouvez chaque jeudi notre newsletter thématique « Ici la Terre ». Au programme, un mini-dossier, une sélection de nos articles les plus récents, des extraits d’ouvrages et des contenus en provenance de notre réseau international. Abonnez-vous dès aujourd’hui.


Des microplastiques dans le sang humain

En 2022, une étude entreprise par plusieurs équipes néerlandaises a démontré pour la première fois la présence de microplastiques dans le sang humain de 22 volontaires sains à une concentration moyenne de 1,6 mg/L.

Cette détection concerne des plastiques de nature très différente : le polyéthylène téréphtalate (PET), qui compose par exemple les bouteilles d’eau, le polyéthylène, utilisé pour produire des contenants alimentaires, et le polystyrène, employé pour emballer les produits frais et pour les pots de yaourt par exemple.

Il est à noter que l’étude s’est uniquement focalisée sur des particules dont la taille est supérieure à 700 nm et qu’aucune information n’est encore disponible pour les particules de taille inférieure, dont de nombreuses formes de nanoplastiques.Microplastics detected in human blood for the very first time (Down to Earth, 25 mars 2022).

Des effets sanitaires chez l’animal

Si aucun effet sur la santé chez l’être humain n’est associé à ces observations dans cette étude, des travaux menés chez l’animal ou à l’aide de modèles cellulaires (pour certains, humains) rapportent de nombreux effets biologiques des microplastiques dont des lésions cellulaires, un stress oxydant ou des dommages à l’ADN.

Ces effets pourraient être liés aux microplastiques eux-mêmes, mais aussi à des substances véhiculées par ceux-ci, les microplastiques servant alors de vecteurs. Certaines de ces substances rentrent dans la composition même de certains plastiques, comme des bisphénols ou des phtalates.

Globalement, cette contamination peut se traduire par des processus inflammatoires ou fibrosants, effets déjà observés chez l’être humain via d’autres voies d’entrée telles que les voies aériennes avec le poumon comme cible chez les travailleurs de l’industrie plastique.

Migration dans l’aliment ou la boisson

Comment expliquer cette contamination de volontaires sains ? Elle provient tout simplement de la chaîne alimentaire, bien que cette voie d’exposition aux microplastiques soit encore difficile à caractériser ou à quantifier avec des résultats extrêmement variables allant de 0,2 mg par an à 0,1-5 g par semaine.

De très nombreuses études (plus de 1000) démontrent toutefois clairement une migration dans l’aliment ou la boisson de plusieurs molécules depuis les plastiques à leur contact. C’est le cas par exemple des bouteilles de sport réutilisables en plastique qui relarguent de très nombreux composés, d’autant plus que ces contenants sont lavés au lave-vaisselle.

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Une manière efficace de prévenir les risques que pourrait représenter la présence de microplastiques et de nanoplastiques pour notre santé serait de réduire les expositions, en particulier au niveau du bol alimentaire. Une évolution des pratiques à l’échelle de chaque consommateur est essentielle, notamment pour les organismes les plus vulnérables comme les embryons, les fœtus, les jeunes enfants ou les adolescents dont les systèmes de détoxication sont immatures et pour lesquels les processus de développement sont en cours.

D’autant plus que l’exposition de ces populations par unité de masse corporelle est plus élevée que celle d’un adulte, majorant les risques pour leur santé.

Pistes de pratiques plus vertueuses

Un tel changement passe par la réduction de la consommation de produits transformés ou bruts emballés, la moindre utilisation de contenants en plastique ou composés en partie de plastique (type gobelet en carton, cartons de pizzas) ou la diminution du stockage ou de la cuisson ou du réchauffage d’aliments dans des contenants en plastique – par exemple par utilisation d’un four aux micro-ondes.

Car il est bien démontré que la chaleur favorise la détérioration des composants en plastique et leur migration des particules dans les aliments.

Ces pratiques vertueuses permettraient aussi de baisser la charge globale de notre environnement et de nos écosystèmes en micro et nanoplastiques conduisant naturellement à une diminution de la contamination de notre bol alimentaire.

En 2025, un versant de la loi « Egalim » s’appliquera à la restauration collective (spécialement les cantines scolaires) avec l’interdiction des contenants en plastique à usage unique.

Pour quelles alternatives ? Le choix de matériaux de substitutions comme le verre, l’acier inoxydable ou les contenants en cellulose (composant de la paroi des végétaux), bambou ou bioplastiques, revient aux communes.

L’illusion des bioplastiques

Les contenants en bioplastique constituent une solution de remplacement pratique, largement utilisée par l’industrie agroalimentaire, en raison d’un poids plus léger que les contenants historiques et supposés inertes en inox ou en verre.

En quoi consistent ces matériaux ? Les bioplastiques sont issus de plantes mais sont mélangés à des matériaux synthétiques afin d’obtenir des produits dont l’étanchéité est équivalente à celle des plastiques classiques.

Parmi les bioplastiques produits aujourd’hui, moins de la moitié (44 %) sont biodégradables en raison de leur nature chimique. Shutterstock

Du fait de leur préfixe « bio », ils donnent au consommateur l’illusion d’un produit naturel et sans risque pour la santé. Sur le plan réglementaire, ils devraient subir les mêmes tests que les autres contenants en plastique, et leur migration vers le contenu alimentaire est aussi limitée à 60 mg/kg de denrées.

Malheureusement, un nombre restreint de tests (principalement sur les effets sur l’ADN) sont réalisés et aucun n’est entrepris quant à leurs potentiels effets de perturbateurs endocriniens. Ainsi, leur innocuité pour l’être humain n’est aucunement prouvée au regard de la littérature scientifique la plus récente. Enfin, pour ce qui est de leur biodégradabilité, elle génère dans tous les cas des microplastiques.

Gare aux « alternatives »

Ces éléments sont importants à rappeler dans un contexte où des alternatives sont parfois proposées pour limiter l’impact environnemental de toutes formes de pollutions (biocarburants, hydrogène « vert », cigarettes électroniques…) sans une évaluation correcte et aboutie de leur effet propre. Ainsi, le remplacement du bisphénol A par d’autres bisphénols (S, F…) soulève de nombreux questionnements dans la communauté scientifique, du fait des propriétés analogues ou des effets néfastes de ces substituts qui sont de plus en plus décrits.

Compte tenu de leur origine et de leur mode de fabrication, il apparaît légitime que la question soit aussi posée pour les « bioplastiques », afin que le grand public ne devienne pas à ses dépens source de contamination de l’environnement en voulant pratiquer des écogestes. L’ajout de sacs plastiques à usage unique dits « biodégradables » ou « compostables » dans les composteurs domestiques devrait ainsi être proscrit, estime l’Anses, la dégradation totale de ces produits n’étant pas garantie lors du processus de compostage.

Nous considérons que les collectivités devraient également être bien informées de la nature des bioplastiques utilisés pour la restauration collective, afin de prendre les décisions politiques plus adaptées sur ce dossier qui concerne des millions de personnes dont des enfants, particulièrement vulnérables aux expositions environnementales.

Pourquoi la réouverture des mines en France constitue un triple défi

auteurs

  1. Sébastien ChailleuxMaître de conférences en science politique, Sciences Po Bordeaux
  2. Sylvain Le BerreChercheur en science politique, Inrae
  3. Yann GunzburgerProfesseur des universités, laboratoire GéoRessources, Mines Nancy, Université de Lorraine

Déclaration d’intérêts

Sébastien Chailleux a reçu des financements de E2S UPPA.

Sylvain Le Berre a reçu des financements de GEFISS / CNRS.

Yann Gunzburger a reçu et reçoit des financements de la part d’organismes publics (ANR, par exemple) et, sous forme de mécénat, de la part d’entreprises privées, notamment dans le cadre d’une chaire de recherche et de formation s’intéressant aux relations entre projets miniers et territoires. Il est adhérent de plusieurs sociétés savantes, dont la Société de l’Industrie Minérale.

Partenaires

Université de Lorraine et INRAE apportent des fonds en tant que membres fondateurs de The Conversation FR.

Région Nouvelle-Aquitaine a apporté des fonds à The Conversation FR en tant que membre bienfaiteur.

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La pétalite, minéral important pour obtenir du lithium. Shutterstock

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L’activité minière, aujourd’hui marginale en France métropolitaine, est sans commune mesure avec notre consommation croissante de substances d’origine minérale. Cette situation résulte notamment du déclin massif des industries extractives à partir des années 1980, pour des raisons économiques et environnementales, mais aussi d’un retrait de l’État français de ce secteur, conjointement au mouvement plus global de désindustrialisation de l’économie nationale.

Dès la fin du XXe siècle, la politique et les filières minières françaises se sont ainsi essentiellement tournées vers l’international, avec l’objectif de s’approvisionner en substances minérales sur les marchés mondiaux. Cette stratégie est mise à mal depuis la fin des années 2000, qui voit ressurgir l’enjeu géostratégique des ressources du sous-sol, principalement pour la sécurisation des approvisionnements des industries nationales dans un contexte d’accentuation des tensions internationales, en particulier avec la Chine et, aujourd’hui, la Russie.

Si l’objectif de sécurisation a effectivement suscité des actions concrètes dès le gouvernement Fillon (2007-2012), la tentative de relocalisation de l’activité minière s’est quant à elle heurtée à une contestation importante tant au niveau national que local dans les années 2010.


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Un enjeu de transition

Malgré l’échec de cette première séquence, dite du « renouveau minier français », selon la formule d’Arnaud Montebourg en 2012, la relocalisation de la production minière prend aujourd’hui une résonance nouvelle.

Entrent en conflit d’une part, les besoins en matières premières spécifiquement nécessaires aux transitions (comme le lithium pour la mobilité électrique), et de l’autre, la critique toujours plus vive des externalités négatives de leur extraction. À l’image, par exemple, de l’exportation des impacts environnementaux et sociaux de l’exploitation des salars en Amérique du Sud ou l’enjeu de la préservation d’environnements naturels fragiles en métropole – cas du gisement de lithium de Tréguennec, dans la baie d’Audierne.

paysage de désert de sel en Bolivie
Des tas de sels contenant du lithium, dans le salar d’Uyuni en Bolivie. Tomab/FlickrCC BY-NC-ND

Il serait pour autant erroné de réduire l’enjeu des approvisionnements en ressources minérales à une problématique strictement économique, locale ou nationale. L’enjeu d’une relance des activités extractives en France métropolitaine, souvent promue par les acteurs institutionnels, ne saurait se comprendre sans l’inscrire dans une visée de transition globale, non seulement énergétique, mais aussi véritablement politique et socioécologique.

La réforme du Code minier (engagée par la loi Climat et Résilience de 2021) et la délivrance de nouveaux permis exclusifs de recherche ciblant le lithium permettent d’entrevoir l’émergence d’une séquence de renouveau minier qui devra, à nos yeux, répondre à trois défis.

Un défi démocratique

La relocalisation des activités minières se heurte régulièrement à des oppositions qui dénoncent un déni démocratique. Cette situation, définie par les opérateurs et une partie des élus et de l’administration comme un manque « d’acceptabilité sociale » de la mine, va beaucoup plus loin que les concertations locales souvent tentées. Non seulement elle interroge la démocratisation de la procédure d’attribution des titres miniers, mais elle questionne aussi le statut du sous-sol et des ressources qu’il contient comme des biens communs, et donc leur valorisation collective.

Au-delà des promesses de la « mine responsable », nulle exploitation des ressources naturelles ne peut se faire sans certains impacts environnementaux et sociaux, dont il convient de définir s’ils sont « acceptables » voire « souhaitables », ou non.

À l’échelle mondiale, le Global Resources Outlook 2019 de l’ONU estime que les activités d’extraction et de transformation sont notamment responsables de 53 % des émissions de carbone dans le monde et de 20 % des effets de la pollution atmosphérique sur la santé.

D’éventuelles nouvelles mines en France métropolitaine ne devraient-elles pas être plus vertueuses que ces moyennes mondiales ?

Se pose en fait la question du bilan-bénéfices-risques, du contrôle des activités, mais aussi du caractère inéluctable des activités extractives et de la place qu’on accorde aux ressources minérales dans nos sociétés, pour réguler tout risque de surexploitation du sous-sol dans un contexte global accru de crise climatique et écologique.

Le défi démocratique est donc celui du débat public sur ce « res nullius », dont l’intendance revient à l’État.

Or, il n’est que partiellement abordé par la réforme du Code minier – opérée par ordonnances au printemps 2022 sur quatre enjeux cruciaux (autorisation environnementale, indemnisation et la réparation des dommages miniers, modernisation du code minier, et adaptation à l’outre-mer) – qui reste avant tout une réforme « technique » et ne constitue en l’état qu’une mise à niveau de la réglementation nationale au regard des standards européens d’évaluations environnementales et sociales des projets.

Un défi d’action publique

L’action publique est marquée à l’échelle globale par la confrontation entre les tensions géopolitiques et l’impératif de souveraineté en matière de ressources. Au-delà de la relocalisation de l’extraction, l’action publique minière doit donc être envisagée en cohérence avec un programme économique plus large. Si le « renouveau minier » envisagé par Arnaud Montebourg en 2012 fut beaucoup une « politique de papier », il a surtout permis de remobiliser une filière hétérogène davantage caractérisée, à l’échelle française, par les acteurs de l’aval (transformation) que par ceux de l’amont (extraction).

À revers de la proposition de créer une Compagnie Nationale des Mines de France, les opérateurs de l’exploration minière ont principalement été des compagnies juniors développant des stratégies spéculatives sur les projets d’exploration et les ressources. Le défi d’action publique ne consiste donc pas uniquement à stabiliser un cadre favorable à l’investissement ; il s’agit aussi de promouvoir le développement territorial à proprement parler, la structuration de chaînes de valeurs de l’extraction à la transformation, intégrées au niveau européen, tout en accélérant la structuration de chaînes circulaires en régime de proximité.

Les propositions des professionnels de définir une traçabilité des métaux et une labellisation, tout comme les récents plans de programmation des ressources minérales de la transition vont dans le sens de cette structuration, mais l’investissement public doit encore être concrétisé.L’une des plus grandes mines de lithium d’Europe sera exploitée en France d’ici 2027. Source : France 24, 25 octobre 2022.

Un défi de vision stratégique

Le manque de moyens nouveaux pour conduire une telle politique trouve une partie de son explication dans l’absence de portage politique de cette thématique par les élus et les partis. Le sous-sol est « invisible » et les ressources minérales ne sont pas à l’agenda des problèmes publics médiatiques et politiques. L’épisode Montebourg (2012-2014) a pourtant démontré que la relocalisation minière pouvait s’intégrer dans un récit sur la « démondialisation » qui sonne aujourd’hui comme prémonitoire.

À l’inverse, l’opposition aux projets miniers dans les années 2010 a largement mobilisé les élus locaux, notamment les maires, qui en ont fait un étendard contre des décisions « technocratiques ». Ce qui manque à une politique de relocalisation c’est donc aussi, et peut-être surtout, un récit « positif », capable d’aller au-delà des promesses économiques et technologiques habituelles. La faible mise en politique des enjeux minéraux et miniers tient précisément à leur technicisation au sein d’arènes confinées et expertes. Du processus décisionnel et de l’action publique jusqu’à l’intégration territoriale des projets, le décloisonnement politique des arbitrages et procédures paraît indispensable.

Mais cela nécessite de formuler une vision claire, globale et cohérente du sens et de la place de l’extraction comme de l’industrie, afin de pouvoir appréhender les interdépendances réciproques entre industrie, territoires et environnement, telles qu’elles sont aujourd’hui politisées par nombre de mobilisations locales contre les grands projets industriels.

Car la relation entre territoire et industrie ne saurait être réduite à la promesse de bénéfices économiques et d’emplois : elle doit être repensée dans une relation plus globale et systémique à l’environnement. En ce sens, il est impératif que les référentiels industriels de la mine entrent eux aussi dans une logique de « transition ».

L’État doit-il mentir pour agir ?

auteur

  1. Renaud MeltzHistorien (UHA-Cresat, MSH-P), Centre national de la recherche scientifique (CNRS)

Déclaration d’intérêts

Renaud Meltz a reçu des financements de plusieurs institutions pour ses programmes de recherche, dont la MSH du Pacifique et la MISHA, le CNRS et l’IUF.

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Mentir pour protéger, mentir pour servir, mentir par omission, mentir pour « le bien commun », mentir comme moyen de gouverner : les historiens Renaud Meltz et Yvonnick Denoël publient le premier inventaire du « mensonge d’État » sous la Ve République. Convoquant les travaux d’une vingtaine d’universitaires et journalistes, ils rassemblent plusieurs grandes thématiques soulignant les arrangements avec la vérité et la transparence par différents acteurs de l’État sous la Ve République : la vie privée des présidents, l’armée, le nucléaire, le terrorisme et l’islamisme, les lâchetés administratives, la santé publique, les affaires policières et judiciaires, la finance. Le livre distingue plus spécifiquement quatre cas de figure où le mensonge se conçoit respectivement en ennemi de la sincérité (il travestit des faits), de la publicité (il cache des informations), de la connaissance (il organise l’ignorance ou empêche la science de progresser) et de la conscience collective (il organise l’oubli et fictionnalise le passé national). Extraits choisis de l’introduction.


« J’assume parfaitement de mentir pour protéger mon président. » Sibeth Ndiaye a le mérite de la franchise lorsqu’elle proclame qu’elle dénoue délibérément le pacte qui régit les rapports entre les gouvernants et les citoyens dans une démocratie libérale. Ce contrat repose sur la publicité des décisions et la sincérité de ses acteurs. Il est vrai que la condamnation du mensonge demeure implicite dans la Constitution de la Ve République. Elle proclame dès son article 3 que « la souveraineté nationale appartient au peuple qui l’exerce par ses représentants » ; les délibérations du Parlement qui « contrôle l’action du gouvernement » sont publiques et publiées au Journal officiel. La notion de publicité est partout, dans la Constitution ; celle de sincérité, nulle part, ou presque.

À quoi bon délibérer et décider en pleine lumière si la sincérité n’est pas requise ? Seule exception : les comptes des administrations publiques qui doivent être « réguliers et sincères ». Comme si le mensonge, la dissimulation, le travestissement ne pouvaient se loger que dans les réalités chiffrées, qui seraient le seul horizon de la vérité. Comme si la sincérité était un devoir du citoyen, dans sa déclaration fiscale ou son témoignage, mais pas du gouvernement. Le mensonge sous serment constitue une infraction pénale. Le citoyen qui dépose devant les commissions parlementaires jure en levant la main droite de dire « la vérité, toute la vérité, rien que la vérité ». Un magistrat doit répondre de parjure. Mais un président, un ministre peut mentir dans l’exercice de ses fonctions sans risquer d’autre peine que celles délivrées par le tribunal médiatique. Or l’opinion est parfois tolérante au mensonge.

La raison d’État justifie-t-elle les écarts avec la vérité ?

« Les Guignols de l’info », en représentant Jacques Chirac en « super-menteur » pendant la campagne de 2002, ne l’ont pas empêché d’être élu président de la République… Est-ce à dire que la notion de mensonge d’État se réduit à celle du secret, longtemps justifiée par la raison d’État ?

Si le mensonge politique n’est pas l’envers parfait de la vérité (l’erreur, par exemple, ne relève pas de ce livre), les notions de sincérité, d’authenticité, d’exactitude, ne concernent pas seulement la morale privée ou la science, mais aussi la vie politique.Super menteur, les Guignols de l’info, 2002.

Suite à une décision du Conseil constitutionnel de 2005, entérinée six mois plus tard par le règlement de l’Assemblée nationale, le débat parlementaire obéit désormais au principe « de clarté et de sincérité ».

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Ces notions apparaissent moins souvent dans la France laïque que dans des nations plus imprégnées de religion, comme aux États-Unis, où l’injonction morale est ancrée dans la culture politique. Le mensonge sous serment de Bill Clinton sur une liaison extraconjugale a conduit le président à la lisière de l’impeachment.

La question des fake news suscite une floraison de publications sur les conditions de leur régulation dans le régime médiatique actuel. La propagande en période de guerre, qui fait déroger les démocraties libérales à leur règle ordinaire, a intéressé les historiens.

Mais un angle mort demeure : la vulnérabilité de notre vie sociale et politique à une large gamme de mensonges d’État qui profite du caractère trop implicite du pacte de publicité sincère au fondement de nos institutions. Faute de penser la vérité en matière politique, on s’est habitué au poison. Aucun ouvrage d’histoire ou de sciences politiques n’a récemment affronté la question du mensonge d’État afin de penser sa nature et de documenter ses effets. Ce livre veut réparer cette lacune pour la période la plus contemporaine : celle de notre Ve République.

Que peut-on et que doit-on savoir en démocratie ?

Philosophes et politistes s’émeuvent non sans raison du relativisme du temps présent, qui voit fleurir l’expression « post-vérité ». La frontière entre « opinion » et « vérité de fait », pour reprendre l’expression de Hannah Arendt, distinction reprise à son compte par Myriam Revault d’Allonnes, pose question : qu’est-ce que la vérité, que peut-on savoir en dehors des sciences de la nature, en matière sociale et politique ?

Quelles sont les conditions pour permettre d’approcher et de partager ce type de vérité ? Nous proposons de distinguer ce qui relève de la véracité en matière sociale de la vérité mathématique, et l’exigence de publicité de la soif de transparence.

Il ne s’agit pas de fonder naïvement une science exacte de la politique comme en rêvaient les socialistes utopiques ou Auguste Comte mais de s’accorder sur un horizon de vérité dans le monde social, en admettant ses limites langagières.

Ce livre n’a pas la naïveté de traquer des mensonges comme autant de fautes morales, équivalentes à des erreurs algébriques – nous ne croyons pas davantage, du reste, que les sciences exactes produisent une vérité « pure », le scientisme s’avérant comme une tentation perpétuelle du savoir scientifique d’affirmer un monopole sur la vérité. De fait, les sciences de la nature ne sont pas les mathématiques. Le philosophe et historien des sciences Thomas Kuhn a montré que les sciences n’échappent pas à l’histoire.


À lire aussi : « Moi, président·e » : Règle n°11, garder le secret


Une forme de relativité de la vérité

Nous admettons une forme de relativité de la vérité pour les sociétés humaines, sans négliger les zones grises : l’habileté de la communication, l’ambiguïté qui tient compte de la maturité historique de l’auditoire (le fameux « je vous ai compris » du général de Gaulle), le secret et le flou parfois utiles à la négociation. L’exigence de publicité ne signifie pas que la vérité, en matière politique, se dévoilerait grâce à une formule magique de circulation parfaite d’une information univoque.

L’informatisation de la société et l’accès facilité des citoyens aux données ne favorisent pas mécaniquement le débat public. On perçoit en outre les limites populistes ou puritaines de la revendication à la « transparence ».

L’exigence de publicité peut se retourner contre le projet moderne, libéral, visant à soumettre la décision politique à l’intelligence collective. Le partage de l’information politique, qui préjuge d’une communauté rationnelle, a laissé place à un soupçon systématique de manipulation par les « élites » qui entendraient se soustraire à la critique, trancher en secret, et dissimuler les véritables décideurs.

Ce soupçon confine au complotisme lorsqu’il aboutit à la conviction que le pouvoir est toujours ailleurs que dans les institutions officielles et que la décision procède de circuits occultes. Par ailleurs, l’exigence libérale de publicité des informations nécessaires à la délibération collective peut se tromper de cible et compromettre une non moins légitime aspiration au secret, notamment dans la sphère privée.

On pense à la traque des informations mues par des considérations commerciales (le trafic par les GAFAM des données aux fins de publicité privée), politiques (l’affaire Benjamin Griveaux, candidat à la mairie de Paris, par exemple) ou sécuritaires (la traque de l’information permettant d’anticiper tout acte de menace interne ou externe, de la délinquance au terrorisme).

Quelle frontière entre la publicité et le secret ?

Quelle est la frontière légitime entre la publicité et le secret en démocratie libérale ? À la fin du XVIIIe siècle déjà, le libéral Benjamin Constant contestait le devoir absolu de véracité proclamé par Kant. Le bien général de la nation, en particulier sa défense contre un danger extérieur, justifie-t-il le mensonge ? Apparaît alors la raison d’État, qui se substitue à la rationalité démocratique.

Si Sibeth Ndiaye a justifié avec aplomb le mensonge politique dans l’intérêt d’une personne, serait-ce le président de la République, faut-il dénier aussi catégoriquement le droit au mensonge au nom de la raison d’État ?

La question a été tranchée une première fois, en démocratie libérale sous la IIIe République. La société française, avec l’affaire Dreyfus, a mis en balance le sort d’un individu avec l’autorité d’un groupe, d’une institution. Finalement, il n’a pas paru souhaitable de préserver l’Armée, en dépit de son rôle essentiel dans la survie nationale, en accablant un innocent. Lorsque la culpabilité de Dreyfus s’est avérée une erreur judiciaire, elle est apparue à l’opinion comme ce qu’elle était : un mensonge d’État…

« Mensonges d’État », publié le 24 mai aux éditions Nouveau Monde.

Si les droits de l’individu demeurent sacrés, en démocratie libérale, ceux de l’humanité tout entière ne peuvent pas davantage être bafoués : ce sont les intérêts de l’humanité, voire de la planète, qu’il faut défendre contre la raison d’État. Cette étrange tension entre le plus petit et l’universel nous conduit à considérer qu’il faut écarter tout mensonge d’État au bénéfice de l’intérêt, fut-il généralisé à l’échelle d’une nation.

Cet ouvrage, sur la base d’une large gamme de situations historiques récentes, qui permet de passer en revue tous les types de mensonges et leurs acteurs, prend nettement position. Au terme de l’exercice, il nous apparaît plus encore qu’à ses débuts, au risque d’être considérés comme naïfs, que le mensonge n’affaiblit pas seulement la démocratie libérale, mais l’État lui-même. Il n’est pas seulement condamnable mais inefficace, et se retourne contre l’institution, sinon contre la personne, qui l’utilise.


« Mensonges d’État. Une autre histoire de la Vᵉ République », avec Yvonnic Denoël, aux éditions Nouveau Monde le 24 mai.

Ce qui pousse les plantes à fleurir

auteurs

  1. Stephanie HutinChercheuse, Université Grenoble Alpes (UGA)
  2. Chloe ZubietaDirectrice de recherche CNRS, Commissariat à l’énergie atomique et aux énergies alternatives (CEA)

Déclaration d’intérêts

Stephanie Hutin travaille pour Université Grenoble Alpes.

Chloe Zubieta a reçu des financements de Agence Nationale de la Recherche.

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Gentiane, dans les montagnes autour de Grenoble. Stephanie Hutin, Author provided

Après un long hiver, les jours s’allongent et les températures commencent à monter. Presque du jour au lendemain, les plantes se réveillent de leur dormance hivernale et explosent en fleur. Mais comment les plantes perçoivent-elles ce changement de saison ?

Deux facteurs principaux, la lumière et la température, interagissent pour provoquer cette transition. Ces facteurs modifient le développement des plantes en modulant leur horloge circadienne – le chronomètre interne qui aide les plantes à anticiper les changements quotidiens et saisonniers.

Une horloge interne chez les plantes comme chez les hommes

Chez l’homme, l’horloge circadienne régule les cycles sommeil-éveil, le métabolisme, les niveaux d’hormones et même la température du corps. C’est pourquoi nous subissons un « décalage horaire » lorsque nous changeons de fuseau horaire – notre horloge biologique de 24 heures doit être réinitialisée.

Chez les plantes, l’horloge circadienne contrôle l’activité enzymatique, le mouvement des feuilles et de nombreux processus de croissance et de développement, dont la reproduction, l’ouverture des fleurs et la production de parfum. L’horloge circadienne aide la plante à savoir quelle est la saison et quand fleurir pour une reproduction réussie.

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L’horloge circadienne est présente dans la plupart des organismes et donne lieu à des oscillations dans l’expression des gènes qui se répètent sur environ 24 heures : les gènes d’un organisme fonctionnent comme un ensemble d’instructions détaillées qui sont utilisées pour fabriquer toutes les protéines d’une cellule pour assurer la croissance et le développement.

Fleurir maintenant ou plus tard ?

La plante doit équilibrer différentes variables – qualité de la lumière, durée du jour, température, niveaux d’eau et de nutriments et disponibilité des pollinisateurs – afin de chronométrer la transition florale, c’est-à-dire le passage de la croissance végétative à la croissance reproductive. Le moment de la floraison est crucial car la fleur, avec ses pétales voyants, ses étamines, ses organes mâles qui produisent le pollen, et ses carpelles, les organes femelles qui produisent les fruits et les graines, est une structure délicate et facilement endommagée.

Pavot bleu de l’Himalaya. François Parcy, Author provided

Si la plante fleurit trop tôt dans la saison, il y a un risque de dommages dus au froid ou d’insuffisance de biomasse pour soutenir de nombreuses fleurs et si elle fleurit trop tard dans la saison, la plante ne peut pas achever son cycle de reproduction. Cependant, comme les températures moyennes en hiver augmentent en raison du réchauffement climatique, les plantes fleurissent de plus en plus tôt dans la saison. L’un des acteurs de cette floraison précoce est le complexe du soir, un puissant répresseur de la croissance et de la floraison.

Le « complexe du soir », grand chef d’orchestre de la floraison

Le « complexe du soir » est un élément essentiel de l’horloge circadienne des plantes. Comme son nom l’indique, il est actif la nuit et contrôle de nombreux gènes qui sont importants pour le fonctionnement de l’horloge circadienne et le développement de la plante. Le complexe du soir est composé de trois protéines différentes, qui interagissent les unes avec les autres, formant un complexe actif qui réprime les gènes de croissance et de floraison.

Les protéines sont produites dans les cellules de la plante au crépuscule, le complexe se forme et se lie à l’ADN dans chaque cellule qui exprime le complexe, ce qui entraîne une croissance « réprimée » des plantes pendant la nuit. Pendant la journée, les protéines du complexe ne sont plus exprimées, et les gènes qui sont inhibés pendant la nuit peuvent s’exprimer pleinement, et provoquer la croissance des plantes. Le soir, les trois protéines du complexe du soir sont à nouveau produites, poursuivant ainsi le cycle d’horloge de 24 heures.

Quand la température monte, le complexe du soir n’est plus capable lier l’ADN et les gènes de croissance et floraison sont exprimés. Il y a un pic d’expression des gènes au crépuscule et dans la nuit. Stephanie Hutin, Author provided

En plus de réguler l’horloge circadienne, le complexe du soir agit également comme un capteur de température, en réglant la fonction de l’horloge et le développement de la plante par rapport à des conditions plus ou moins chaudes.

Le complexe du soir peut détecter de petits changements de température de quelques degrés et modifier la croissance des plantes en conséquence. Le complexe du soir est capable de lier l’ADN à des températures plus basses, autour de 15℃ à 20℃, mais lorsque la température augmente, il n’est plus capable de s’assembler sur l’ADN en tant que complexe actif. Par conséquent, les gènes importants pour la croissance et le développement restent « allumés » même pendant la nuit lorsqu’il fait chaud, ce qui accélère la croissance et provoque une floraison précoce.

Comment ça marche ?

Le complexe du soir inhibe en particulier l’action d’une protéine clé dans la croissance et la floraison. À des températures trop élevées, le complexe du soir n’est pas capable d’inhiber cette protéine. Celle-ci peut donc donner le principal signal qui indique aux plantes de fleurir, en activant l’expression du gène de la floraison, le florigen.

Afin de comprendre comment le complexe du soir remplit ses fonctions dans la régulation circadienne et la détection de la température, nous étudié comment il se forme, comment il reconnaît l’ADN au niveau moléculaire, et comment il agit dessus.

Nous avons découvert le ballet subtil entre les trois protéines du complexes du soir : une seule des trois protéines, la « LUX », se lie directement à l’ADN grâce à une séquence particulière d’acides aminés, qui se replie en une structure tridimensionnelle capable de reconnaître une séquence spécifique d’ADN dans le génome de la plante. Cette protéine réunit les deux autres à proximité de l’ADN.

En utilisant des rayons X au synchrotron de Grenoble, nous avons déterminé la structure tridimensionnelle de la LUX lorsqu’elle est liée à l’ADN. C’est grâce à sa structure tridimensionnelle spécifique que la LUX est capable de trouver et de reconnaître une courte séquence d’ADN bien particulière, constituée de 6 paires de bases, dans un génome contenant 135 000 000 paires de bases.

Comme les pièces d’un puzzle, la LUX et les deux autres protéines s’assemblent autour de cette séquence spécifique et empêchent l’expression des gènes voisins. En fait, les deux protéines recrutées ont des fonctions différentes : l’une diminue la capacité de la LUX à se lier à l’ADN, tandis que l’autre rétablit l’interaction avec l’ADN, le tout en fonction de la température.

Tropaeolum majus. Stephanie Hutin, Author provided

Nous avons modifié la séquence d’acides aminés de la LUX afin de diminuer la liaison du complexe du soir à l’ADN. Cette mutation a permis aux plantes de pousser plus vite et de fleurir plus tôt, même à des températures plus basses. Ceci indique fortement que le complexe du soir peut être rendu plus ou moins actif en modifiant la force de liaison entre la LUX et l’ADN. Le défi consiste maintenant à concevoir une mutation qui augmentera la stabilité de liaison entre la protéine LUX et l’ADN même à des températures élevées, ce qui donnerait un complexe du soir plus actif et des plantes moins sensibles aux températures plus chaudes.

Pourquoi est-il si important de comprendre les mécanismes moléculaires de la détection de la température ?

De nombreuses plantes cultivées présentent une « thermomorphogenèse », ce qui signifie que la température modifie l’architecture, le développement et la croissance des plantes. La floraison précoce est l’une des conséquences les plus frappantes des températures de croissance plus élevées et peut entraîner à terme une diminution de la biomasse, du nombre de graines ou des fruits plus petits.

Lavandula angustifolia. Stephanie Hutin, Author provided

Les plantes ont évolué avec leur environnement au cours des millénaires, optimisant leurs chances de survie grâce à la production réussie de graines viables. En raison du changement climatique, l’équilibre délicat entre une lumière suffisante et une température assez élevée pour une croissance optimale est modifié plus rapidement que les plantes ne peuvent s’adapter, ce qui signifie que nous sommes confrontés à une sécurité alimentaire incertaine.

Comprendre comment les signaux de température sont perçus par l’horloge circadienne des plantes ouvre la possibilité de modifier leur réponse aux changements environnementaux. Si nous pouvons faire en sorte que le complexe du soir lie mieux l’ADN, on pourrait ralentir l’horloge interne des plantes, afin d’ajuster la croissance l’entrée dans la reproduction à des conditions plus chaudes.

Le nucléaire, 40 % ou 20 % de l’approvisionnement énergétique en France ?

auteur

  1. Patrick CriquiDirecteur de recherche émérite au CNRS, économiste de l’énergie, Université Grenoble Alpes (UGA)

Déclaration d’intérêts

Patrick Criqui ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d’une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n’a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.

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Dans la salle des machines de la centrale nucléaire de Chinon en Indre-et-Loire
En octobre 2022, la ministre de la Transition énergétique Agnes Pannier-Runacher en visite à la centrale nucléaire de Chinon (Indre-et-Loire), ici devant une turbine. GUILLAUME SOUVANT/AFP

S’il est un domaine dans lequel l’appareil statistique et les outils d’observation sont développés depuis longtemps, et apparaissent très robustes, c’est bien celui de l’énergie.

Les chocs énergétiques des années 1970 ont motivé des efforts importants en matière de définition des unités et d’élaboration d’une comptabilité énergétique – à l’image du bilan énergétique national. Ce bilan représente en colonnes les différentes formes d’énergie utilisées et en lignes les opérations de conversion et de consommation de ces énergies, sur un territoire donné et pendant une année. C’est un outil essentiel pour la quantification rigoureuse et fiable des éléments d’un système énergétique.

Et pourtant ! Certains se souviendront de ce moment, lors du débat présidentiel de 2007 entre Ségolène Royal et Nicolas Sarkozy, lorsque la candidate PS interpella son concurrent en lui posant la question de la part du nucléaire dans la consommation d’énergie en France.

Le candidat UMP répond : « la moitié ». « C’est faux ! » rétorque Ségolène Royal, « ce n’est que 17 % ». Qui a raison, qui a tort ? « Les deux ont tort » affirment alors la plupart des commentateurs. En fait, aux approximations près, les deux pouvaient avoir raison. Il faut tenter de comprendre pourquoi, car l’interprétation des chiffres n’est pas neutre pour l’élaboration, la discussion et la mise en œuvre des stratégies énergétiques. En particulier la question de la composition actuelle et future du « bouquet énergétique » (energy mix, en anglais) est au centre des débats sur les voies de la transition énergétique.

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Ne pas confondre énergies de combustion et électricité

Ces différences de comptabilité s’expliquent par la structure du système énergétique et les conventions à retenir pour convertir les différentes énergies en une unité commune. En particulier, il faut savoir comment rendre compte des flux physiques lorsque les conversions, notamment pour la production d’électricité, entraînent des pertes importantes, au sein même des industries énergétiques.

Pour les énergies de combustion (comme celle du bois pour se chauffer, du gaz pour faire cuire ses aliments ou encore de l’essence pour faire tourner un moteur), pas de problème, ou presque : il suffit de comptabiliser la chaleur théoriquement produite par leur combustion. Et l’on ramène tout à une unité commune : ce fut longtemps la tonne équivalente pétrole (tep), plus récemment on utilise les kWh, mais de plus en plus à l’international les Joules (ou Exajoules pour les grandes quantités).

Les choses se corsent pour l’électricité. Car celle-ci peut être produite directement par conversion de l’énergie mécanique dans des centrales hydrauliques et éoliennes, ou lumineuse pour l’énergie solaire. Mais elle peut aussi être produite dans des centrales thermiques, indirectement à partir de la chaleur initialement issue de la fission nucléaire ou de la combustion (charbon, pétrole, gaz, biomasse).

Pour la catégorie des centrales thermiques à combustion, de nouveau peu de problèmes : il faut prendre en compte l’énergie thermique des combustibles à l’entrée de la centrale. Mais pour l’électricité nucléaire, comment faire alors que, pour l’heure, la chaleur nucléaire n’est pas utilisée à d’autres fins.

Deux solutions sont ici possibles : ou bien on comptabilise l’énergie qui sera disponible sous forme d’électricité en sortie, c’est « l’équivalence à la consommation » ; ou bien on comptabilise l’énergie qu’il aurait fallu introduire dans une centrale thermique pour produire la même quantité d’électricité, c’est « l’équivalence à la production ».

En fonction de la centrale de référence, c’est deux fois et demie à trois fois plus d’énergie.

Une querelle de spécialistes ?

Équivalence à la production ou équivalence à la consommation de l’électricité, cela ressemble fort à une querelle de spécialistes ! Elle est en fait de la plus haute importance pour juger du poids des différentes énergies dans le fameux bouquet énergétique et donc de leur contribution relative à l’approvisionnement national.

Mais revenons au débat Royal-Sarkozy de 2007 : la première se référait au poids de l’électricité d’origine nucléaire dans la consommation des secteurs, dite consommation finale : on est alors en équivalence à la consommation (1 MWh = 0,086 tep) et le poids du nucléaire est assez limité. Le second pensait plutôt au poids du nucléaire dans la totalité de l’énergie entrant dans le système, y compris la chaleur nucléaire : avec l’équivalence à la production (1 MWh = 0,21 à 0,26 tep), ce poids est alors considérable, même si, jusqu’à aujourd’hui, cette chaleur est irrémédiablement perdue. Tout s’explique !

Les conventions de comptabilisation de l’électricité renouvelable et de l’électricité nucléaire peuvent finalement conduire à trois types de systèmes comptables.

Convention 1 : équivalence à la production pour le nucléaire, afin de garder trace de la chaleur perdue, mais équivalence à la consommation pour l’électricité renouvelable, car il n’y a pas dans ce cas de pertes à la production ; c’est en particulier la règle adoptée dans les statistiques internationales de l’Agence internationale de l’énergie avec, pour le nucléaire, l’hypothèse d’un rendement de 33 % entre la chaleur en entrée et l’électricité en sortie (1 MWh = 0,26 tep).

Convention 2 : une règle identique pour le nucléaire et pour l’électricité primaire renouvelable, en équivalence à la production avec un rendement de référence hypothétique de 40 % (1 MWh = 0,21 tep) ; c’est l’option retenue dans le BP Statistical Review of World Energy, qui constitue une des sources de référence, pour les statistiques énergétiques internationales, publié chaque année.

Convention 3 : une règle identique pour le nucléaire et l’électricité primaire renouvelable, mais en équivalence à la consommation (1 MWh = 0,086 tep) ; cette règle ne correspond à aucune institution, mais elle permettrait au moins, à partir du système AIE, d’éviter un déséquilibre flagrant dans le traitement de l’électricité nucléaire et celle issue des renouvelables : on éviterait ainsi la surpondération de l’énergie nucléaire, par le facteur 3 évoqué plus haut.

Quelles conséquences pour l’observation des systèmes énergétiques ?

L’application de ces conventions comptables à l’analyse des systèmes énergétiques pour les cas de la France, de l’Allemagne, de l’Europe et du monde donne des résultats très contrastés avec des différences importantes selon le système comptable adopté.

Ensemble de graphiques sur la consommation énergétique en France et en Europe
Patrick Criqui à partir des données Enerdata (2023)CC BY-NC-ND

C’est évidemment le cas pour la France, en situation exceptionnelle du fait de l’importance de sa production nucléaire. Et l’on retrouve les évaluations des candidats à la présidentielle de 2007 : 42 % de nucléaire avec la Convention 1 et seulement 19 % avec la Convention 3 !

Les deux avaient donc presque raison ; il suffit de bien préciser les conventions.

Mais l’examen de l’approvisionnement en énergie primaire est porteur d’autres enseignements. On notera ainsi :

  • la très faible part de l’énergie nucléaire, quel que soit le système comptable, à l’échelle mondiale (entre 1,7 et 5 %), ainsi qu’en Europe (entre 5 et 14 %) ;
  • mais également la très faible part des énergies renouvelables « électriques », même en Allemagne (selon la convention retenue, entre 5 et 12 %, contre 4-10 % en France grâce à l’hydraulique, 6-14 % en Europe et 4-10 % dans le monde) ;
  • la contribution en revanche assez significative et stable de la biomasse, autour de 10 % dans tous les cas étudiés.

Les regroupements des différentes sources identifiant d’abord les renouvelables, puis les énergies décarbonées, catégorie essentielle du point de vue de la réduction des émissions de gaz à effet de serre, sont également très instructifs.

Si l’on retient la convention 2 (système BP), l’Europe apparaît mobiliser plus de renouvelables que la moyenne mondiale (25 % contre 20 %) et si l’on ajoute le nucléaire pour avoir le total des énergies décarbonées, l’écart se creuse (36 % contre 23 %). De même entre la France et l’Allemagne, pour les renouvelables, la France vient derrière (18 % contre 22 %), mais loin devant pour le total des énergies décarbonées (53 % contre 27 %).

Les avantages de la « convention BP »

Difficile à l’issue de cette exploration de la comptabilité énergétique d’identifier quel serait le meilleur système : à l’évidence aucun ne s’impose de manière indiscutable.

Une solution serait d’ignorer le problème en se plaçant du point de vue de l’énergie finale consommée. C’est pertinent quand on s’intéresse à la structure des consommations d’énergie pour le bâtiment, les transports, l’industrie. Mais si l’on se préoccupe, comme c’est particulièrement le cas depuis l’invasion de l’Ukraine par la Russie, des questions de dépendance et de stratégie énergétique, alors il faut bien regarder l’énergie primaire, celle qui rentre dans le système énergétique.

Et, dans ce cas, il faut être informé des pièges posés par les conventions des systèmes de comptabilité et du fait qu’ils peuvent parfois entraîner des écarts très importants pour l’évaluation de la contribution des différentes énergies.

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De ce point de vue, la convention utilisée par BP, pour imparfaite qu’elle soit, évite, en adoptant une convention identique pour le nucléaire et l’électricité renouvelable, le traitement déséquilibré qui surpondère l’énergie nucléaire dans le système de l’AIE. Et, par ailleurs, l’équivalence commune retenue est simple.

Cette convention rend compte également des caractéristiques supérieures de l’électricité par rapport aux autres vecteurs énergétiques, en termes de rendement d’usage : par exemple, le rendement d’un moteur automobile électrique est de 90 %, contre 40 % pour un moteur thermique.

S’il fallait choisir du point de vue d’un analyste des stratégies énergétiques – et non de celui du physicien ou du pur comptable de l’énergie – la Convention 2, ou « convention BP », apparaîtrait alors probablement comme la moins mauvaise.

Retour en Ukraine : continuer à documenter la guerre pour en appréhender la réalité

auteur

  1. Romain HuëtMaitre de conférences en sciences de la communication, Chercheur au PREFICS (Plurilinguismes, Représentations, Expressions Francophones, Information, Communication, Sociolinguistique), Université Rennes 2

Déclaration d’intérêts

Romain Huët ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d’une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n’a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.

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Faire son sac, prendre des piles, des câbles et des cartes SD pour l’enregistreur numérique. Demander son accréditation médias auprès du ministère ukrainien de la Défense avant de partir, de revenir sur le terrain pour la troisième fois depuis le début de l’invasion russe, avec ce désir de documenter la guerre.

Dans l’avion pour la Pologne, juste devant moi, un jeune Ukrainien revient aussi. La teneur existentielle de son retour est sans commun rapport avec mes préoccupations. J’imagine qu’il se réinstalle après un long exil, ou alors peut-être rentre-t-il simplement pour quelques jours, pour revoir les siens, ceux qui sont restés.

À l’approche de l’atterrissage, il tient son téléphone en main. Il fait défiler ses photos : les fumées d’une bonne grosse bombe, une autre explosion, un chat (il zoome), un bébé, encore le même bébé, toujours le bébé mais cette fois-ci dans les bras de sa maman, une voiture de sport en cours de réparation dans un garage (il zoome sur le capot), un immeuble détruit, une femme nue (il ne s’attarde pas sur la photo), des amis au restaurant tout sourire devant l’objectif.

Revenir en Ukraine, une ethnographie des corps en résistance

Chroniquer la guerre d’un point de vue ethnographique n’est pas une affaire si courante. J’ai tenté de le faire au cours de plusieurs séjours en Syrie (2012-2018), puis en Ukraine, afin de mieux comprendre comment les conflits s’inscrivent dans le quotidien de chacun.

J’ai toujours pensé que ce travail a du sens. Il n’est pas de commenter les combats en cours, les avancées tactiques ou les engins militaires déployés. Tout cela a assurément son importance. Mais il est une chose contre laquelle je lutte en tant que chercheur, c’est que la guerre ne soit plus vue comme une affaire de gens ordinaires ; qu’elle devienne abstraite, qu’elle ne soit commentée qu’en termes de comptabilisation des morts, des blessés, des territoires perdus ou conquis.

Un matin de février 2022, une foule de personnages ordinaires, que rien ne disposait à vivre une telle expérience, se retrouvent avalés par la guerre. Ils assurent les premiers secours, ils deviennent bénévoles humanitaires, chauffeurs, combattants… La violence du monde les a rattrapés.

Depuis ce jour, pour la plupart, ils participent à l’effort de guerre. Ils ont été enthousiastes, patriotes, courageux, gagnés par la lassitude et la fatigue, terrifiés, confiants ; autant d’humeurs propres à toute expérience vivante.

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Au cours des premières semaines, ils n’ont guère eu de temps de réfléchir aux attitudes à adopter. Ils se sont laissés porter par les événements et la mobilisation massive de leurs amis proches ou lointains. Ils ont vécu de longs mois dans la peur et la suractivité. Leur vie s’est soudainement animée. En quelques jours seulement, ils se sont trouvés mêlés à toute une série d’aventures effrayantes et palpitantes.

Des vies transformées

Vitali, photographié en mai 2022, un an environ avant sa mort au combat. Cliquer pour zoomer. Chloé Sharrock/MYOP

Il faut bien raconter tout ce qu’il s’est passé ces derniers mois et comment ceux qui la vivent ont été changés par le contact quotidien avec la violence. Se mettre à la hauteur d’existences véritablement humaines, rendre compte de ces faits par une observation participante. Participante, parce qu’il s’agit de vivre quelques semaines avec ces activistes, revoir ceux que j’ai laissés en août dernier, date de mon dernier voyage. Ils habitent Kiev, Kharkiv, Kramatorsk.

Depuis, Vitali, un volontaire de Kharkiv devenu ensuite combattant, que j’avais rencontré il y a un an, est mort à Bakhmout. Dania, un de ses amis, a lui aussi été tué.

Les autres sont encore en vie. À Kiev ou à Kharkiv, ils ont repris le cours d’une vie à peu près normale. Les bombardements se font plus rares, les magasins rouvrent, les habitants reviennent, les volontaires abandonnent leurs engagements et retournent à leurs affaires personnelles. Le retour à la vie normale s’installe presque aussi rapidement que l’état de guerre.

Sur la place de l’Indépendance, plus connue chez nous sous le nom de Maïdan, Kiev, 16 mai 2022. (Fourni par l’auteur; cliquer pour faire défiler).

C’est tout une affaire de laisser la guerre derrière soi quand on a été absorbé par elle. Mais un jour, l’ennemi s’éloigne, la mobilisation perd de son évidence, les nécessités quotidiennes pressent à penser à soi, à retourner au travail, à recommencer à gagner sa vie après l’avoir sauvée, à se projeter dans un à-venir.

Recommencer une vie « normale »

Après des mois d’une vie agitée et incertaine, presque sans repères, ils retrouvent une vie familière, ordonnée et plus prévisible. Il est arrivé quelque chose et, dorénavant, il n’arrivera plus grand-chose de remarquable. À la fin de mon séjour, je vais retourner à Kharkiv revoir ces gens qui ont lâché la guerre alors qu’elle se poursuit à une centaine de kilomètres de là. C’est là mon premier questionnement : comment retourne-t-on dans un semblant de « vie normale » ?

Sortir de la violence a des coûts subjectifs immenses : perdre toutes ces intensités, ces solidarités fusionnelles, ce sentiment d’une existence utile et entièrement absorbée dans une pure présence au présent.

C’est aussi vivre avec les souvenirs, les images effroyables de l’écroulement du monde.

Un pont routier à Irpin, détruit pendant les combats en 2022, est en cours de reconstruction. (Fourni par l’auteur; cliquer pour faire défiler)

J’imagine que les troubles mentaux ou les manifestations dépressives augmentent. J’entrevois toutes les difficultés à se réinscrire dans un monde organisé et, pour beaucoup, à conduire une vie bien plus précaire qu’autrefois, ne serait-ce que parce que de nombreux logements ont été détruits et de beaucoup d’emplois ont disparu.

L’inverse est sans doute aussi vrai : peut-être retrouvent-ils la joie de l’insouciance et, fiers d’avoir d’avoir participé à mettre en échec les attaques russes, goûtent avec satisfaction aux plaisirs d’une vie simple et préservée des dangers.

Mais la guerre n’a pas disparu. Elle est toujours là, seulement plus lointaine. Ils se soucient moins de leur vie personnelle que de celle de leurs proches partis au plus près des combats et toujours en proie aux tourments de la violence.

Dans le Donbass, ceux qui continuent

D’autres volontaires continuent leur lutte. Je viens tout juste de rejoindre la ville de Kramatorsk, dans le Donbass, pour retrouver Mark, l’un de ces volontaires actifs depuis le début.

Mark pendant une distribution de produits de première nécessité dans la région de Kramatorsk. (Fourni par l’auteur; cliquer pour faire défiler)

Avec d’autres, il continue de livrer des colis dans les villes sinistrées non loin de Bakhmout et Tchassiv Yar où les combats sont d’une intensité effrayante. Jusqu’à récemment, il s’est aussi occupé d’évacuer les civils des territoires menacés d’être conquis par les Russes.

Kramatorsk, à l’ouest sur cette carte, se trouve à 36 km à vol d’oiseau de Bakhmout (Artemivsk) (au sud). Cliquer pour zoomer. Capture d’écran Google Maps

Ces volontaires aussi sont transformés.

Ils sont entrés dans des routines, dans des organisations davantage rationalisées et non plus seulement façonnées depuis les élans du cœur. Ils vivent de la guerre et pour elle. Ils se sont habitués à vivre une vie sous tensions, étroite et contrainte par les dangers et les nécessaires sécurisations militaires. Probablement, ils ont diminué la réalité de la violence.

À mesure qu’ils en font l’expérience, l’apprécient-ils différemment ? Ont-ils déplacé les seuils de l’intolérable ? Éprouvent-ils les mêmes chocs des premières fois ? Je ne sais pas s’il existe des êtres qui s’habituent aux visages terrorisés, aux corps blessés, aux vies vécues dans les décombres, dans les caves de fortune, dans les immeubles écroulés, à vivre aux côtés de vies en ruine.

Tombes fleures peintes aux couleurs du drapeau ukrainien, chacune étant surmontée d’un grand drapeau ukrainien
Tombes de soldats tués au combat près d’Irpin, ville située à proximité de Kiev. Attaquée par les Russes en février 2022, elle a été le théâtre de violents affrontements avant le retrait des forces russes fin mars de cette même année. R. Huët, Fourni par l’auteur

En Syrie, à mesure que la guerre traînait en longueur, j’ai pu constater comment la profonde affliction pouvait rendre les visages gris, fatigués et sans joie. Plus on s’enfonce dans la violence, plus on désapprend à vivre. Le monde ne devient plus rien pour soi. Les passions les plus tristes sont alors susceptibles d’envahir les esprits endurcis. Qu’en est-il pour ces Ukrainiens au plus proche des combats ? Comment le rapport à la vie et aux ennemis se transforme-t-il ?

Près d’Irpin, cimetière de véhicules pour la plupart criblés de balles et détruits pendant les combats, devenu lieu de commémoration. (Fourni par l’auteur; cliquer pour faire défiler.)

Regarder bien en face la chair du monde

J’ai aussi mes habitudes. Il me faut lutter contre ce regard qui banalise ce qu’il voit. C’est un vrai combat intérieur que de se laisser encore surprendre par la réalité, d’être saisi par elle et de ne pas ramener l’inconnu au connu. On distingue les bons observateurs à leur capacité d’attention. Il ne s’agit pas tant de recueillir de bons matériaux que de remarquer des faits apparemment minuscules pour en tirer des enseignements riches sur l’ordinaire de la guerre, ses forces, ses ordres, ses passions et ses déboires.

Une recherche ethnographique cherche à comprendre dans la durée l’effet de la guerre sur les vies ordinaires. Elle cherche aussi à transformer en témoins ceux qui en sont éloignés géographiquement, à travers le simple acte de regarder. Parce que « regarder » engage, disait Lanzman à propos de son film Shoah. Le rôle de l’ethnographie est aussi de regarder bien en face la chair du monde pour la faire voir.

Ethnographier la guerre, c’est aussi participer à l’effort de narrer ces existences alors que tout s’effondre autour d’elles. Il n’est pas impossible, qu’un jour ces gens ordinaires soient tentés d’oublier pour recommencer à vivre. Il leur arrivera aussi d’être privés d’interlocuteurs qui voudront bien accueillir leurs histoires. C’est le moment cruel de la solitude, de l’esseulement moral après avoir été un sujet héroïque de l’histoire.

Déjà, depuis quelques mois, l’attention publique décline. Le lecteur aussi s’est habitué à la guerre. Les émotions des premières semaines de février 2022 sont vite retombées, les marches de soutien pour le peuple ukrainien se sont vidées, l’indignation devant ces vies détruites tarit. Que l’on soit à quelques milliers de kilomètres ou au centre de la guerre, il se dégage une attitude commune : minorer la réalité de la violence pour s’éviter un terrible vacillement psychique.

Le dilemme est toujours aussi douloureux ; enjamber le réel pour s’en protéger a pour conséquence une complicité avec les horreurs du présent. Une autre attitude, qui apparaît à mes yeux comme absolument souhaitable, est d’être fidèle aux événements et de prendre position vis-à-vis d’eux. Cela requiert « le sens du réel et un certain flair moral », écrivait Jean-Jacques Rosat dans sa préface aux chroniques à ma guise de George Orwell.

« Diviser c’est détruire » : les marbres du Parthénon et l’intégrité des monuments

auteur

  1. Catharine TitiChercheuse (CNRS), Université Paris 2 Panthéon-Assas

Déclaration d’intérêts

Catharine Titi ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d’une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n’a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.

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La galerie du Parthénon au musée de l’Acropole, à Athènes. Flickr / Jean-Pierre DalbéraCC BY-SA

 

C’est peut-être l’un des arguments les plus étonnants avancés par le British Museum pour refuser le rapatriement des marbres du Parthénon : les marbres ne doivent pas être rendus à Athènes parce qu’il est préférable de les « diviser » entre deux musées. Selon cet argument, la séparation de cet ensemble de marbres sculptés présente un « avantage appréciable profitant au public » : le musée de l’Acropole nous permet de contempler ces œuvres dans le contexte de l’histoire athénienne et le British Museum dans le contexte de l’histoire mondiale.

Dans ses récents propos au sujet des négociations avec le gouvernement grec, le British Museum persiste dans cette idée de partage des marbres entre Londres et Athènes. Mais l’argument est-il valable ou relève-t-il d’un schisme culturel irréconciliable et faussement vendu comme vertueux ?

Si mon nouveau livre, The Parthenon Marbles and International Law, se concentre sur les aspects juridiques de cette affaire plutôt que sur les arguments éthiques ou esthétiques, il est difficile d’ignorer de tels propos tenus avec conviction. Effectivement, s’il est aussi important – et dans l’intérêt public – de diviser les marbres du Parthénon entre deux musées, ne devrait-on pas aussi chercher à diviser d’autres trésors ?

Des musées à vocation universelle

Nous sommes tous amateurs de grands musées dits à « vocation universelle », tels le British Museum et le Louvre. Qui n’apprécie pas une visite dans l’institution parisienne où l’on peut passer de la Victoire de Samothrace et la Vénus de Milo à une fresque de Botticelli, et de l’art funéraire égyptien aux trésors du romantisme français, le tout dans le même après-midi ? La question n’est pas là.

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Certes, les grands musées ne sont pas à l’abri de scandales et les trésors qu’ils abritent n’y sont pas toujours arrivés de manière irréprochable. Ainsi, l’année dernière, la police new-yorkaise a obligé le Metropolitan Museum of Art à rapatrier des antiquités pillées faisant partie de ses collections et, en France, l’ancien président-directeur du Louvre, Jean-Luc Martinez, a été mis en examen pour trafic d’antiquités. Personne n’est parfait.

Cependant, la plupart des objets des collections muséales, bien que souvent éloignés de leur contexte d’origine, ne sont pas divisés comme le sont les marbres du Parthénon. Le British Museum soutient, quant à lui, que cette division n’est pas un cas unique, en rappelant que des objets culturels tels que des retables du Moyen Âge et de la Renaissance ont été divisés et distribués dans les musées du monde entier.

Le cas du Dyptique de Melun

Nous pouvons en effet évoquer des panneaux de retables fragmentés et dispersés dans des collections diverses : le retable Colonna de Raphaël, qui fut réalisé pour un couvent à Pérouse, puis démonté et vendu par les religieuses pour faire face à des difficultés financières ; la Maestà de Duccio à Sienne, retable scié et démantelé en 1771 par ses gardiens ; ou encore le Diptyque de Melun, œuvre majestueuse à la beauté et aux couleurs éclatantes peinte par Jean Fouquet. Ce diptyque, célèbre pour sa Vierge allaitante représentée sous les traits d’Agnès Sorel, maîtresse du roi morte peu de temps avant la réalisation du tableau, est un autre retable qui fut démantelé pour être vendu. Cela étant, quand les panneaux de tels retables sont réunis lors d’une exposition, leur réunification temporaire est souvent l’occasion de créer une sensation.

Jean Fouquet, Madone entourée de séraphins et de chérubins, vers 1452–1458. Flickr

Fragmentation d’un monument

Toutefois, il faut souligner que la division des panneaux des retables a eu lieu dans des circonstances très différentes de celles de l’acquisition des marbres du Parthénon. Est-il vraiment raisonnable d’assimiler la fragmentation de retables, objets mobiles, au démantèlement du Parthénon, un bâtiment que l’on dépouille d’une partie de sa structure ?

La division des marbres du Parthénon entre deux musées ne peut être comparée qu’à la fragmentation d’un monument. Peut-on imaginer la chapelle Sixtine scindée en deux ? Et la célèbre fresque de Michel-Ange La Création d’Adam divisée, la main tendue de Dieu séparée de celle d’Adam à qui elle donne vie ? C’est pourtant ce qu’a subi le Parthénon : les récits composés par sa frise, ses métopes et ses frontons ont été coupés, interrompus, et les statues mêmes ont été morcelées.

Prenons l’exemple du Poséidon du fronton ouest : la partie avant et médiane de son torse est à Athènes, mais la partie arrière et supérieure de son torse, y compris ses épaules et ses clavicules, est à Londres. Peut-on dire que cette division constitue un « avantage appréciable profitant au public » parce qu’une partie du corps de la statue peut être contemplée dans le contexte de l’histoire athénienne et qu’une autre partie de son corps peut être considérée dans le contexte de l’histoire mondiale ?

Quatremère de Quincy le disait déjà à la fin du XVIIIe siècle quand il dénonçait la spoliation de l’art italien : « Diviser c’est détruire. »

Rappelons que des lois adoptées par les États, dont le Royaume-Uni, protègent l’intégrité des monuments et autres bâtiments publics. Cette même intégrité, qui permet une appréciation d’ensemble d’un monument, est une condition pour l’inscription d’un bien sur la Liste du patrimoine mondial de l’Unesco en vertu de la Convention du patrimoine mondial. De plus, ce principe d’intégrité a été reconnu par la Cour internationale de justice dans l’affaire du Temple de Préah Vihéar en 1962. Dans cette affaire, qui a opposé le Cambodge et la Thaïlande, la Cour a décidé que la Thaïlande avait l’obligation de restituer au Cambodge les objets et les parties du temple qu’elle lui avait retirés. La Cour a ainsi exprimé le principe selon lequel l’État ne perd pas son droit de propriété sur les monuments et bâtiments publics ni sur les parties qui en auraient été enlevées.

Il est vrai que les marbres ne peuvent pour le moment être rendus au Parthénon lui-même. En effet, dans l’intérêt de leur conservation, si le British Museum rapatriait les marbres demain, ceux-ci seraient transportés au musée de l’Acropole pour rejoindre leurs parties complémentaires qui s’y trouvent. Cela permettrait une appréciation d’ensemble de ces œuvres de la façon la plus complète possible.

Diviser les marbres entre deux musées, en garder la moitié des sculptures au British Museum séparées de leur histoire et de leurs fragments complémentaires, ou bien placer l’ensemble à Athènes dans le musée de l’Acropole qui offre une vue directe sur le Parthénon ? Comme l’a dit le célèbre historien et archéologue britannique Andrew Wallace-Hadrill dans une lettre au Times de Londres, la question du choix ne se pose même pas.

Pakistan : le spectre de l’embrasement

auteur

  1. Laurent GayerDirecteur de recherche CNRS au CERI-Sciences Po, Sciences Po

Déclaration d’intérêts

Laurent Gayer ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d’une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n’a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.

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Militaire de dos face à une foule en colère
Des militants du parti de l’ancien premier ministre pakistanais Imran Khan affrontent la police à Islamabad, le 10 mai 2023. Farooq Naeem/AFP

Au Pakistan, l’arrestation, le 9 mai dernier, de l’ancien premier ministre Imran Khan (août 2018-avril 2022), pour des faits supposés de corruption, a mis le feu aux poudres.

Dans plusieurs villes, de violents affrontements ont mis aux prises les sympathisants de son parti, le Pakistan Tehrik-e-Insaf (Mouvement du Pakistan pour la justice, PTI, de tendance islamo-nationaliste) et les forces de sécurité.

Le 12 mai, l’homme politique a été remis en liberté à la suite d’une décision de la Cour suprême, mais ses ennuis judiciaires ne sont pas terminés, puisqu’il doit encore comparaître pour les faits qui lui sont reprochés.

Cet épisode de contestation, inédit par son intensité, s’inscrit dans le long bras de fer opposant le PTI à la coalition réunie autour de l’actuel premier ministre Shahbaz Sharif, alors que l’armée, dans ce pays de 230 millions d’habitants, continue de jouer un rôle de premier plan.

Une déflagration inattendue

L’ampleur et la virulence des mobilisations semblent avoir pris de court le gouvernement et l’armée, qui pour la première fois a directement été prise pour cible par les protestataires. Cet effet de surprise tient notamment à une perception erronée de la base sociale d’Imran Khan : selon un cliché largement répandu chez leurs opposants et dans les cercles gouvernementaux, les soutiens du PTI seraient essentiellement des « activistes du clavier » cantonnant leur engagement aux réseaux sociaux.

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Ces clichés ont été sévèrement démentis par la composition des foules émeutières des derniers jours, au sein desquelles on retrouvait aussi bien des femmes très motivées que des hommes d’affaires et des jeunes de milieu populaire. À cet égard, il faut souligner que 60 % de la population du Pakistan a entre 18 et 35 ans. Cette génération a grandi dans un monde où la menace djihadiste a perdu son caractère existentiel et où le rôle central de l’armée ne va plus de soi.

La capacité d’Imran Khan et de son parti à fédérer les colères et à donner un sens et une direction à des sections très différentes de la population a été minimisée par les autorités, tant civiles que militaires.

Ce n’est pourtant pas la première fois que le PTI démontre ses capacités de mobilisation : en 2014, le parti avait organisé une « marche de la liberté » qui, quatre mois durant, avait drainé des milliers de personnes de Lahore à Islamabad.

Une société traversée d’une multitude de clivages sociaux, ethniques et religieux

Les conflits sociaux qui agitent le Pakistan se mesurent aussi à travers les mouvements antimilitaristes apparus ces dernières années dans les marches tribales du pays, notamment au Baloutchistan, et dans les régions pachtounes, où le Pashtun Tahafuz Movement (Mouvement de protection des Pachtounes – PTM) est parvenu à mobiliser massivement pour dénoncer les exactions commises par les forces de sécurité dans le cadre des opérations antiterroristes, et ce malgré une féroce répression.

Au cours des dernières années, les groupes nationalistes sindhis, plutôt marqués à gauche, ont également refait parler d’eux, notamment en s’attaquant aux intérêts chinois. Mais c’est surtout au Baloutchistan, à la frontière de l’Iran, que le nationalisme ethnique pose le plus grand défi à l’État et à une conception unitaire de la nation qui se suffirait de l’islam comme référent. C’est d’ailleurs dans cette région, interdite aux observateurs étrangers, que l’armée pakistanaise et les milices pro-gouvernementales font preuve de la violence la plus désinhibée.

À cela s’ajoutent des clivages religieux, opposant sunnites et chiites (autour de 20 % de la population musulmane, qui constitue elle-même 96 % de la population) mais aussi différents courants religieux sunnites, notamment les Barelwis, adeptes d’un islam dévotionnel aux influences soufies, et les Deobandis, appartenant à un courant réformé qui s’est détaché de l’islam populaire par son rigorisme et son scripturalisme.

Enfin, la société pakistanaise est profondément inégalitaire. Au Pendjab et à Karachi – deux régions historiquement ancrées dans le monde indien –, les hiérarchies de caste restent très prégnantes. En pays pachtoune ou au Baloutchistan, la société reste dominée par des notables ou des chefs tribaux tandis que dans le Sindh rural le pouvoir économique et politique est concentré entre les mains des grands propriétaires terriens. Dans ce contexte de hiérarchies sociales superposées, le thème du « peuple contre l’establishment », dont le PTI s’est emparé, est fortement mobilisateur.

La grande force du PTI est d’être parvenu à surmonter ces clivages structurels en articulant un discours antisystème transcendant les divisions de caste, de classe et d’ethnie, tout en promouvant un islamo-nationalisme qui, s’il apparaît excluant pour les minorités religieuses (hindous, chrétiens, ahmadis), permet de rassembler l’ensemble de la population musulmane.

Tout en rassemblant largement, Imran Khan a cependant fortement polarisé la société pakistanaise. Il a divisé l’armée, dont une partie des officiers semblent le soutenir, mais aussi les familles, où le PTI et son chef suscitent des opinions fortement contrastées. Ce sont aussi ces divisions qui expliquent la profondeur de la crise actuelle, qui traverse les institutions plutôt qu’elle ne les oppose frontalement.

Une coalition au pouvoir désunie

Il n’y a qu’une unité de façade dans la coalition du Pakistan Democratic Movement (PDM) actuellement au pouvoir.

Les dynasties politiques qui se trouvent à la tête du Pakistan Peoples Party (les Bhutto-Zardari) et de la Pakistan Muslim League Nawaz (les Sharif) sont des rivaux historiques, qui n’ont cessé de se disputer le pouvoir depuis la fin du régime militaire de Zia-ul-Haq en 1988.

Ils partagent cependant un objectif : consolider les institutions démocratiques pour renforcer leur autonomie face au pouvoir militaire, même s’il leur arrive fréquemment de s’incliner devant les coups de force de l’armée, par faiblesse ou par opportunisme. L’objectif du PTI et de son chef est sensiblement différent : il s’agit plutôt pour eux de soumettre l’ensemble des institutions, y compris l’armée, en les contraignant à faire allégeance au leader de la nation.

Imran Khan ne se bat ni pour la démocratie, ni contre l’institution militaire. Il est dans un rapport de force très personnalisé avec le chef de l’armée, qui par certains côtés rappelle la tentative de Zulfikar Ali Bhutto, dans les années 1970, de monopoliser le pouvoir autour de sa personne.

Le poids de l’armée

L’armée conserve un rôle central dans tous les domaines d’activité. On trouve des généraux à la retraite à la tête de nombreuses institutions, du National Accountability Bureau (l’agence anti-corruption, à l’origine de l’arrestation d’Imran Khan, le 9 mai) jusqu’aux instances de direction des universités. À travers ses fondations, l’armée contrôle des pans entiers de l’économie. Elle est aussi l’un des premiers propriétaires fonciers du pays, tant en milieu rural (où les officiers méritants se voient attribuer des terres en fin de carrière) que dans les grandes villes (où elle gère de nombreux projets immobiliers).

Au plan politique, depuis la fin des années 2000, les militaires veillent à ne pas se mettre en première ligne et préfèrent contrôler les affaires en coulisse. C’est ce qui les a conduits à soutenir l’accession au pouvoir d’Imran Khan, à l’issue des élections de 2018. Il s’agissait alors pour l’armée de contenir le PPP et la PMLN, qui représentaient pour elle une menace, avec leur volonté de renforcer l’autonomie du pouvoir civil et des institutions démocratiques aux dépens du pouvoir militaire.

Au cours des années suivantes s’est mis en place un régime hybride, présentant une façade démocratique mais en réalité contrôlé par les militaires. Imran Khan n’a cependant pas tardé à vouloir s’autonomiser de ses anciens patrons, notamment en tentant de placer à la tête de l’armée et de ses puissants services de renseignement des généraux réputés proches de lui.

C’est ce qui a provoqué sa chute, à l’issue d’une motion de censure, en avril 2022 – une destitution dans laquelle la direction du PTI a vu un complot ourdi par l’armée pakistanaise et les États-Unis. Le conflit est encore monté d’un cran suite à la récente arrestation de Khan, dont il a publiquement tenu responsable le chef de l’armée, le général Asim Munir.

Pour le leader du PTI, il s’agit pourtant moins de lancer un processus de démilitarisation du pays que de régler ses comptes et de remporter un bras de fer avec le seul homme susceptible de lui tenir tête. Même s’il engage l’avenir des relations civils-militaires, il s’agit plus là d’un conflit de personnes que d’institutions.

Quels scénarios peut-on envisager ?

Le premier scénario est celui d’une montée des tensions entre le PTI et l’armée. Jouant la carte de la polarisation et de l’agitation, Imran Khan pourrait appeler ses partisans à la résistance, en pariant sur le soutien d’une partie de l’armée voire sur une mutinerie qui pousserait le général Munir vers la sortie. Ce scénario est très improbable. Si l’armée semble plus divisée que jamais, elle reste pour l’instant unie derrière son chef.

Un second scénario est celui d’un retour au pouvoir d’Imran Khan, à l’issue des élections actuellement programmées pour octobre 2023. La tenue du scrutin à la date prévue semble cependant compromise par la crise actuelle et l’on voit mal les chefs de l’armée et les opposants du PTI se résigner au retour de Khan, dont l’un des premiers objectifs sera de punir et d’emprisonner ses adversaires.

Le dernier scénario, le plus probable à court terme, est celui d’une consolidation autoritaire à l’initiative et au bénéfice de l’armée. Celle-ci semble déterminée à instrumentaliser les mobilisations violentes des dernières semaines pour mettre au pas le PTI. Des milliers de sympathisants du parti ont été interpellés ces derniers jours et pourraient être jugés devant des tribunaux militaires. Une grande partie des dirigeants du parti sont également sous les barreaux. Cette stratégie répressive a le soutien du gouvernement de Shahbaz Sharif qui, non sans cynisme, instrumentalise la colère de l’armée pour régler ses propres comptes avec le PTI. Certains membres de la coalition au pouvoir souhaiteraient même profiter des événements des derniers jours pour interdire leur principal rival, afin de l’empêcher de se présenter aux prochaines élections.

En tout état de cause, la démocratie risque de ne pas sortir grandie de cette épreuve…