
Un visionnaire de l’infini vient de mourir. Stephen Hawking était révéré en raison de ses contributions révolutionnaires à la compréhension du cosmos, de son origine, de sa géométrie et de son évolution : de la fin et du début des temps, de l’infiniment dense (trous noirs et Big bang) et de l’infiniment jeune (naissance de l’univers).
De ses mathématiques et de son verbe, ont émergé le temps imaginaire et les trous noirs rayonnants. Il a marié la relativité générale (école du dehors) à la mécanique quantique et à la thermodynamique (école du dedans). Lisons une phrase de l’éloge funèbre que vient de lui consacrer son ami et collègue, le mathématicien Roger Penrose :
« Physical impairment seemed compensated by almost supernatural gifts, which allowed his mind to roam the universe freely, upon occasion enigmatically revealing some of its secrets hidden from ordinary mortal view. »
Stephen Hawking est un mythe mais c’est comme éminent théoricien que je veux, à l’heure de sa mort, le célébrer. Il fut l’annonciateur de la triple alliance entre gravitation, physique quantique et thermodynamique : insufflez dans les trous noirs l’incertitude afférente, ils auront la fièvre et se mettront à luire. Cette idée brillante a suscité quantité de travaux autour de ces objets déroutants.
Sous sa plume, trop précis pour être quantique, le trou noir est trop noir, trop radicalement sombre : Stephen l’a conçu, ni trou, ni noir, mais gris sur les bords. Il a fait un premier pas vers la théorie quantique de la gravitation en adoucissant, édulcorant et rendant aimable les infinis ou en allongeant le zéro.
Les trous noirs ont de la température
Les faits, les affreux faits qui tuent les belles théories, s’agissant des trous noirs, sont plus étranges que leur fiction. Hawking leur a redonné le sourire. Ce ne sont plus des images de la mort dans le ciel. Ils ont de la température et en conséquence ils s’évaporent et brillent dans l’invisible (pas les gros, à toute fin pratique, mais les petits). Contrairement aux étoiles, plus ils sont légers, plus ils brillent. Les trous noirs primordiaux, de la masse d’une montagne, nés tout juste après le Big bang, sont recherchés dans le ciel dans le registre des rayons gamma, car ce sont les plus généreux en brillance. Leur découverte aurait valu le prix Nobel à Stephen mais le ciel n’en a pas voulu ainsi.
Stephen Hawking s’est longtemps interrogé sur la perte d’information induite par la chute dans un trou noir, interdite par la physique quantique. Il a raisonné, en double, sur la manière dont le trou noir tout à la fois efface l’information et la conserve. L’article qui s’en est suivi publié sur le serveur ArXiv en janvier 2016, a défrayé la chronique : selon la relativité générale d’Einstein, tout ce qui franchit la frontière (horizon) d’un trou noir est perdu a jamais, y compris la lumière. C’est la raison pour laquelle le trou est noir. Mais dans les années 1970, comme nous l’avons esquissé, Stephen de Cambridge, héritier de la chaire de Newton, a fait valoir que du rayonnement s’en échappait selon la mécanique quantique car le sombre absolu qui se confond avec l’ignorance totale n’est point de mise en vertu du principe d’incertitude.

De ce fait, le trou noir maigrit jusqu’à disparaître et ne subsiste de ce fait que son rayonnement. Le problème est que celui-ci ne contient aucune information pertinente sur ce qu’a avalé le trou : elle est perdue à jamais et ceci contrevient à la physique moderne, et notamment à la mécanique quantique qui énonce que les processus dans l’univers sont réversibles. Pour circonvenir la difficulté, Hawking a proposé que les trous noirs soient couronnés par une sorte de halo, où se grave la signature de ce qui tombe. Pour mieux visualiser, voici ce que Dennis Overbye, journaliste scientifique éminent en dit : « Ce motif, comme les pixels de votre iPhone ou les rainures ondulées d’un disque vinyle, contient des informations sur ce qui a traversé l’horizon et disparu. »
On mesure l’audace iconoclaste de Stephen. L’existence du « rayonnement de Hawking » a stupéfié la communauté scientifique qui ne s’en est toujours pas vraiment remise. Son dernier tour de passe-passe va lui ôter le sommeil. Edward Witten, théoricien de l’Institut d’Études avancées de Princeton, confesse :
« Essayer de mieux comprendre la découverte de Hawking a été une source vive de réflexion pendant près de 40 ans maintenant, et nous sommes probablement encore loin de l’appréhender complètement. On est toujours devant quelque chose de nouveau. »
Cosmologie d’origine démente
Dans son autre domaine de prédilection, la cosmologie, ses recherches se situent à la limite des connaissances. En 1970, Roger Penrose et Stephen Hawking ont énoncé un théorème énonçant que la pure théorie d’Einstein conduisait sans appel à la conclusion que notre univers émanait d’un point de densité infinie, une singularité mathématique euphémisme d’aberration. La cosmologie d’alors se donnait une origine démente et une évolution licite et tout le monde était content. Mais c’était sans compter la mécanique quantique qui abhorre la précision fatale du point (l’onde amène son flou et la particule sa ponctualité) et dénie en vérité leur existence réelle, tout comme la nature, dit-on, a horreur du vide. Il fallait donc transcender la théorie de la relativité générale.
En transposant les techniques qui avaient fait leur preuve en physique des particules à la cosmologie, James Hartle et Stephen Hawking, ont tenté de résoudre l’héroïque équation de la cosmologie quantique de Wheeler-DeWitt de manière moins approchée que leurs prédécesseurs, ceci dans des cas simples à l’aide de l’intégrale de chemin de Feynman. Les deux pionniers de la gravité quantique ont émis une proposition en 1983 qui allait faire grand bruit. Dans leur équation cosmologique, le temps, au lieu d’être décrit par un nombre réel, l’est par un nombre imaginaire (au sens mathématique du terme) ce qui revenait à dire que l’espace-temps à 4 dimensions était, avant son début, espace à 4 dimensions.
L’état pré-temporel du monde ne serait pas un point de densité infini et le cosmos aurait émergé d’une géométrie quantique aussi floue que les trajectoires des particules dans un atome. On en frémit encore dans les cénacles bibliques. On mesure l’audace métaphysique et même religieuse de cette perspective.
Mais il faut encore la prendre avec un grain de sel. La proposition d’un univers sans frontière avec temps imaginaire fascine car elle propose une solution au problème de la naissance du temps, mais ce n’est pas la seule. Le physicien Alexandre Vilenkin suggère pour sa partque l’univers s’est infiltré comme une onde à partir d’un état qui n’est ni espace ni temps abusivement appelé « néant » puisqu’il suppose l’existence préalable des lois de la physique. Bref le secret originel n’est pas levé mais la physique ose s’y confronter. Courage devant le temps zéro qui est un instant dans un temps qui n’existe pas encore !
Humain et cosmique
Mais revenons à l’homme. Hawking n’a cessé de partager sa science. Le phénoménal succès de Une brève histoire du temps (25 millions d’exemplaires) témoigne de son talent de divulgateur. Il a clairement joui de sa notoriété, visité le pôle Sud et vécu un moment en apesanteur. Il restera comme le promoteur des idées scientifiques des siècles XX et XXI. Ses visions scientifiques et sa lutte spectaculaire pour survivre ont fait de lui un véritable héros moderne. Humain et Céleste, on l’a vu financer un projet de mini voiles solaires et s’ériger en humaniste dans de nombreuses questions de société.
Souvenez-vous de sa maxime, quand vous tomberez comme lui dans la mort :
« [Black holes] are not the eternal prisons they were once thought. If you feel you are trapped in a black hole, don’t give up. There is a way out. »
Le rayonnement de Monsieur Hawking

Même achevée, toute vie se prolonge hors d’elle-même, dans le ciel qu’elle devient pour d’autres vies. Même si Stephen Hawking vient de disparaître, son « rayonnement » demeure, le mot étant ici à prendre à tous les sens du terme.
Ses premiers travaux concernaient les trous noirs et, justement, leur « rayonnement ». L’histoire commence au début des années 1970 lorsqu’un jeune physicien, Jacob Bekenstein, découvre un aspect surprenant de la gravitation. On avait déjà remarqué que les lois d’évolution des trous noirs s’expriment de façon curieusement semblable aux lois de la thermodynamique. Par exemple, la surface d’un trou noir s’accroît de façon irréversible lorsqu’il absorbe de la matière ou du rayonnement. En outre, la rencontre de deux trous noirs aboutit à la formation d’un nouveau trou noir, dont la surface est plus grande que la somme des surfaces des deux trous noirs présents au départ.

Ces propriétés suggéreraient un rapprochement possible entre la surface d’un trou noir et le concept d’entropie, auquel est associé le deuxième principe de la thermodynamique (qui indique que tout système isolé a une entropie qui ne peut que croître). Jacob Bekenstein associa donc à tout trou noir une entropie, donc une température. Mais comment parler de la température d’un trou noir, qui suppose que de la chaleur est émise par lui un corps, dès lors que rien n’est censé pouvoir en sortir ?
Une perte radicale d’information
Cette contradiction apparente fut remarquée par Stephen Hawking. Sachant qu’un trou noir s’installe rapidement dans un état stationnaire, il en tira la conclusion que la formation d’un trou noir équivaut à une perte radicale d’information : « Le trou noir, écrit Hawking, est indépendant de la composition du corps, matière ou antimatière, ainsi que de sa forme, qu’elle soit sphérique ou très irrégulière ». Il ne garde donc aucune trace de son origine, ni de son histoire.
On peut donc en principe se débarrasser dans un trou noir de tout ce que l’on veut, qu’il s’agisse de matière ou d’antimatière, et ce que l’on peut ensuite observer depuis l’extérieur ne permet plus de « remonter » au contenu même du trou noir. Ses seules propriétés observables sont sa charge électrique, son moment cinétique et sa masse, tous les autres détails de sa composition et de son histoire préalable nous demeurant parfaitement inaccessibles.

Stephen Hawking en conclut que tout trou noir pouvait être mis en équilibre avec un rayonnement thermique de température non nulle, donc qu’effectivement les trous noirs émettent de l’énergie, comme s’il s’agissait de corps chauds ordinaires. Autrement dit, ils « s’évaporent », même si c’est à un rythme très faible. C’est la physique quantique, dont les principes ne sont guère compatibles avec ceux de la théorie de la relativité générale, qui rend compte de ce phénomène : le vide quantique est plein de paires de particules et d’antiparticules virtuelles qui sans cesse se matérialisent puis s’annihilent ; dans un trou noir, au bord de sa surface, un des membres d’une telle paire peut retomber dans le trou noir, tandis que l’autre, sans partenaire avec lequel s’annihiler, peut s’échapper dans l’infini. Elle apparaît ainsi comme un rayonnement émis par le trou noir, bien sûr appelé « rayonnement de Hawking ».
L’univers sans bord
Dans le prolongement de ces travaux menés aux frontières de la théorie de la relativité générale et de la physique quantique, Stephen Hawking s’intéressa bien sûr au commencement de l’univers, dont la physique présente certaines similarités avec celle d’un trou noir. Il explora certaines pistes, notamment celles qui aboutissent à l’idée que le concept même d’origine de l’univers se perd dans les brumes quantiques de l’espace-temps, où les histoires s’enchevêtrent et se superposent, et où le concept de condition initiale devient lui-même problématique. Les concepts d’espace et de temps que nous utilisons pour situer et penser l’origine de l’univers ne seraient en somme que des concepts émergents qui n’ont surgi qu’à partir d’un certain moment de l’histoire de l’univers. Parler d’une origine temporelle de l’univers n’aurait donc aucun sens. Stephen Hawking a proposé une conjecture, celle d’un « univers sans bord », selon laquelle l’univers est de volume fini mais n’a pas de limite, ce qui implique qu’il n’a pas eu de commencement.
Rencontre à Ajaccio
Mais Stephen Hawking n’était pas qu’un physicien. C’était aussi un homme, d’un courage extrême et dont l’humour pouvait être ravageur. J’ai eu la chance de pouvoir le rencontrer en 2008 à Ajaccio, en compagnie d’un autre physicien, Jean Illiopoulos, à l’occasion des rencontres « Science et humanisme ». Le voyant pour la première fois, je fus frappé par la gravité de son handicap : il était dans son fauteuil roulant, tout recroquevillé, semblant presque inconscient. Mais quelle vie à l’intérieur ! Nous pûmes lui poser plusieurs questions, auxquelles il répondait en actionnant l’une de ses paupières, ce qui lui permettait de sélectionner certains des mots qui défilaient sur l’écran de son ordinateur, puis son synthétiseur vocal faisait entendre sa réponse. Mais au bout de quelques minutes, son handicap nous sembla s’être relativisé, voire évaporé, comme si notre conversation avait permis que nous transpercions les apparences, que nous accédions directement à ce que son corps déformé nous avait d’abord masqué. À notre grande surprise, il nous dit qu’il ne pensait pas que le LHC permettrait de détecter le boson de Higgs, ce qu’il fit pourtant en 2012. La réponse à notre dernière question étant plus longue à venir que les autres, nous crûmes qu’elle devait être plus complexe que les autres. Mais elle tomba, nette : « I don’t understand your question ! ».