Postdoctoral research fellow, Simon Fraser University
De tout petits poissons jouent le rôle terrible mais crucial de nourrir la merveilleuse faune colorée que les récifs coralliens abritent. Tane Sinclair Taylor, Author provided
En pensant aux récifs coralliens, l’image qui s’offre souvent à notre esprit est celle d’une eau translucide dans laquelle un nombre incalculable de poissons multicolores nagent autour du corail. Si l’on y réfléchit, cette abondance de poissons est contre-intuitive, puisque les récifs coralliens existent dans des régions où les nutriments, tels que l’azote et le phosphore, sont rares.
Cette question centrale a déconcerté les scientifiques depuis les voyages de Charles Darwin et se pose aujourd’hui plus que jamais : à mesure que les récifs coralliens subissent un déclin sans précédent, les communautés de poissons qui s’y trouvent et leur valeur pour l’humain se voient menacées. Il existe plusieurs théories. Selon l’une d’elles, la topographie des récifs, inclinée, pourrait expliquer la concentration dans les récifs des nutriments et du plancton des eaux environnantes. Une autre suggère que ce paradoxe est lié au fait que certains invertébrés qui vivent dans récifs, comme les éponges, recyclent de la matière organique morte en nourriture.
Avec une équipe de chercheurs dirigée par Simon Brandl de l’Université Simon Fraser au Canada, nous avons révélé dans un article publié dans Science, que l’abondance emblématique des poissons sur les récifs est selon nous alimentée par un groupe jusqu’alors peu représenté dans l’image que nous nous faisions des écosystèmes coralliens : les minuscules poissons de récif, dits « poissons crypto-benthiques » – crypto car ils se fondent dans leur environnement, benthiques étant relatif aux fonds marins – qui se caractérisent par une dynamique larvaire unique, une croissance rapide, et une extrême mortalité.
Mangés à peine nés
Dans le cadre de notre étude, réalisée entre 2016 et 2019, nous montrons que ces petits vertébrés – qui appartiennent à 17 familles de poissons différentes et ont une taille inférieure à 50 mm – remplissent une fonction essentielle pour les récifs coralliens, qui permet aux grands poissons des récifs de prospérer.
Les poissons crypto-benthiques sont dévorés alors qu’ils sont à peine âgés de quelques semaines.Tane Sinclair Taylor
Les crypto-benthiques fonctionnent comme des M&M’s – dont ils ont les couleurs : à rayures jaunes, à tâches turquoises, vert et jaune citron, violet, à motifs… Ce sont de minuscules faisceaux d’énergie colorés que tout organisme des récifs coralliens capable de se nourrir engloutira presque aussitôt qu’ils arriveront sur le récif. En fait, la grande majorité des poissons crypto-benthiques seront mangés dès les premières semaines de leur existence, alors qu’ils sont encore des larves ou juvéniles. Dévorés par la majorité des poissons prédateurs présents dans les récifs, certaines crevettes, les crabes et même des mollusques.
Aussi, s’ils sont systématiquement dévorés dès leur plus jeune âge, comment expliquer que ces poissons ne disparaissent pas des récifs comme un sac de bonbons dans la salle de pause du bureau ? Les chercheurs ont résolu ce paradoxe en examinant les larves de différents poissons de récif : la plupart entreprennent des voyages épiques à travers l’océan, où peu d’entre eux survivent. Car les grands poissons pondent dans la mer, laissant les courants disperser leur grand nombre d’œufs afin d’assurer la possible reconstitution d’une population. À l’inverse, les poissons crypto-benthiques semblent avoir trouvé un moyen d’éviter ce purgatoire.
Des larves sédentaires
Contrairement à leurs congénères des récifs, ils pondent des descendants en nombre limité, mais ceux-ci restent dans le voisinage des récifs de leurs parents, qui les choient tout particulièrement, au lieu de les disperser très loin. En nombre, les larves crypto-benthiques dominent donc les communautés larvaires des autres espèces établies dans les récifs.
Par conséquent, la mortalité précoce des poissons crypto-benthiques est compensée immédiatement par chaque œuf qu’ils génèrent : ils grandissent très vite donc pondent rapidement, et leur œuf a davantage de chances de survivre puisqu’il évite le piège mortel de la haute mer. Ceci fournit à son tour un flux continu et copieux aux populations crypto-benthiques adultes – l’âge adulte étant atteint autour de 3 ou 4 mois de vie.
Des bébés qui remplacent rapidement chaque poisson mangé sur le récif. Cette pompe nutritive fournit près de 60 % de tous les tissus de poisson consommés sur les récifs, mais nous ne le voyons jamais, car le poisson est dévoré bien avant qu’on ait pu le compter. On peut donc comparer cette réserve à un sachet de bonbons qui se réapprovisionnerait comme par magie à chaque M&M’s mangé.
Un enjeu de résilience pour les récifs
Cette stratégie larvaire unique peut rendre les poissons crypto-benthiques beaucoup plus vulnérables qu’on ne le supposait auparavant. Très liés à leur habitat, ils sont parmi les premières victimes de la disparition du corail. D’autant plus que leur durée de vie larvaire est limitée : si une population s’effondre quelque part, ils pourront difficilement émigrer vers une autre île.
Les poissons crypto-benthiques présentent une grande diversité d’espèces.
Mais nous espérons que leur extrême diversité – plus de 2 800 espèces de ces poissons ont déjà été découvertes, et on estime qu’il y en aurait 1 000 de plus – pourrait en faire une pierre angulaire résiliente de la productivité des récifs coralliens : on attend d’un groupe aussi varié d’être capable, non seulement en nombre mais aussi en termes de patrimoine génétique, de faire face aux changements.
L’ensemble des espèces crypto-benthiques abondantes, minuscules et de courte durée semble en effet constituer un groupe fonctionnel critique sur les récifs coralliens. Ils offrent une explication à la productivité énigmatique des écosystèmes coralliens, qui sous-tend la production de biomasse de poissons de récif et soutient la dynamique caractéristique des récifs coralliens modernes qui évoluent rapidement. De plus en plus perturbés, ces derniers requièrent une énergie importante pour pouvoir se régénérer.
Professeure de littérature britannique, UFR d’Etudes Anglophones et laboratoire LARCA, Université Paris Diderot
La guerre des Deux-Roses est souvent citée comme une source d’inspiration à la fois pour George Martin et pour la série HBO tirée de son œuvre.
Quand on parle de Shakespeare et des similitudes avec Game of Thrones, on parle des pièces historiques de Shakespeare. Par pièces historiques, on entend les deux tétralogies, les deux séries de quatre pièces qui parlent de la matière historique. Cela correspond à la période qui couvre la 2e partie du XVe siècle à l’entrée dans la Renaissance en Angleterre, depuis la déposition de Richard II jusqu’à l’avènement des Tudors.
Il y a en effet un certain nombre de parallèles qui sautent aux yeux, à commencer par les noms des familles protagonistes : la famille Stark vs la famille Lannister dans la série, la famille York vs la famille Lancaster dans les pièces de Shakespeare. On peut aussi penser à l’emblème de la maison des Tyrell, une rose d’or, qui rappelle la rose blanche des York et la rose rouge des Lancaster dans la guerre des Deux-Roses.
On peut enfin mentionner des parallèles avec des vers shakespeariens célèbres, comme la formule d’ouverture « Winter is coming » qui reprend le « Now is the winter of our discontent » de l’ouverture de Richard III.
Beaucoup de similitudes et des faux semblants
Le plus souvent, Game of Thrones prend plaisir à se jouer de l’attente du spectateur en l’entraînant sur de fausses pistes shakespeariennes. Ainsi Tyrion Lannister, dont la difformité physique rappelle l’infirmité de Richard III, n’a pourtant rien du manipulateur diabolique et du tyran sanguinaire qu’est Richard III. Il colle plutôt à la destinée du prince Hal, ce prince shakespearien mal aimé de son père et à la vie d’abord dissolue, mais qui peu à peu trouve sa voie, s’illustre au combat, et devient finalement Henri V, le grand héros de la tétralogie.
Avec ce personnage comme avec bien d’autres dans la série, on a donc plutôt affaire à des composites qui mélangent des bribes de références shakespeariennes sans en faire pour autant une source ou un décodeur pour les personnages ou les situations. Shakespeare sert plutôt de point de départ ou de modèle reconnaissable à partir duquel on va marquer son originalité en surprenant le spectateur par des écarts et des retournements de situations.
À cette manière de « faire shakespearien » sans faire du Shakespeare à proprement parler s’ajoute un certain style de jeu de la part de plusieurs acteurs emblématiques des premières saisons qui viennent de la Royal Shakespeare Company et qui de ce fait pratiquent une diction et une gestuelle qu’on associe naturellement au drame shakespearien : Sean Bean, le Ned Stark de la première saison, ou Charles Dance qui tient le rôle de Tywin Lannister sur plusieurs saisons. Mais là encore, le modèle shakespearien sert essentiellement d’arrière-plan dont on se détache au fur et à mesure que la série acquiert sa propre crédibilité et impose son propre style de jeu.
Une même saga du pouvoir
Au-delà de ces effets ponctuels de visions fugaces de personnages, de situations, ou d’un style qui « fait shakespearien » sans être une adaptation pour autant, la vraie ressemblance avec l’œuvre de Shakespeare est à chercher dans la vision de l’histoire qui caractérise les deux œuvres prises dans leur ensemble.
Dans les deux cas, l’intérêt naît de la mise en concurrence de deux visions de l’histoire : cyclique ou linéaire ? Que ce soit sous la forme de cycles historiques où un Henri tue un Richard, puis un autre Richard tue un autre Henri, et ainsi de suite, ou que ce soit sous le format de la série avec des saisons et des nombres d’épisodes préétablis, avec une génération qui chasse l’autre ou qui doit venger l’autre, on est en présence d’une même saga du pouvoir.
Dans les deux cas, les personnages sont condamnés à répéter les mêmes mécanismes d’ascension et de chute, comme dans ces allégories médiévales du pouvoir autour de l’image de la Fortune qui tourne sans cesse sa roue, pour changer les mendiants en rois, et les rois en morts.
Contre ce mécanisme de l’histoire se met en place le mécanisme de l’héroïsme. Les pièces de Shakespeare tout comme les épisodes de la série s’attardent sur ces destins héroïques, ces parcours linéaires palpitants et uniques, même s’ils sont broyés par le mécanisme de l’histoire.
Dans ce cadre, le destin individuel devient une tentative pour briser le cercle vicieux. Et ce qu’on regarde fasciné et ce qu’on espère à chaque fois, c’est cet écart dans un destin individuel qui puisse modifier un peu le cercle et nous faire avancer vers une résolution qu’on voudrait finale.
C’est la promesse de Shakespeare, où Henri Tudor, un de plus en apparence, triomphe de Richard III dans la dernière pièce de la tétralogie. Il va asseoir un État moderne et mettre fin au cycle de la féodalité, réussir à enfin créer un état centralisé, qui marquera le début de la modernité pour l’Angleterre, avec la promesse que cette fois son règne sera stable et que la paix sera définitive.
C’était aussi la promesse de la saison 8 de Game of Thrones dont on savait d’avance qu’elle serait la dernière : qui serait le dernier à unifier les 7 Royaumes, à surmonter les marcheurs blancs pour être le dernier à monter sur le trône de fer ?
Les paris allaient bon train : Jon Snow, Daenerys, Tyrion… c’est en tout cas ce type de héros providentiel que les fans attendaient – et l’on sait que les espoirs de certains ont été quelque peu déçus.
Cette aspiration-là, celle de voir finir le cycle de la violence et d’imposer une fin héroïque, semble universelle, que ce soit à l’époque de la guerre des Deux-Roses mise en scène par Shakespeare, ou pendant la période d’incertitude dynastique pendant laquelle le dramaturge écrivit ses pièces historiques, ou encore à l’époque actuelle, marquée par une certaine instabilité géopolitique. C’est ce qui nous tient en haleine devant la scène ou devant l’écran : l’espoir voir un héros qui parvienne à casser enfin le cycle de la violence et de la guerre.
Professeur de Littérature française, Université Clermont Auvergne
Derrière le merveilleux des péripéties de leurs héros, les contes peuvent interroger la différence et l’intégration sociale. Shutterstock
Les contes de fées, qui sont réputés s’adresser aux enfants, évoquent a priori un univers merveilleux et la plupart d’entre eux s’achèvent sur un dénouement heureux ou estimé tel. Les pérégrinations des héros ont cependant pour objectif d’éduquer les jeunes lecteurs en les aidant à découvrir le monde social et le monde naturel. Ils n’évitent donc pas la confrontation avec le danger, le Mal, la faute. L’ univers des contes inclut donc la trahison, la jalousie, l’égoïsme ou la cruauté ; il donne à voir la pauvreté, la violence, la mort.
Pour autant, on imagine plus difficilement qu’il puisse être question dans les contes de ce que nous appelons aujourd’hui « handicap ». Et pourtant, même si le terme n’est pas attestéau XVIIe siècle, à l’époque des Contes ou histoires du temps passé de Charles Perrault (1697), et s’il n’apparaît pas en tant que tel dans les textes, l’infirmité, qu’elle soit physique ou mentale, est régulièrement représentée dans ces histoires qui en disent long sur la réception du handicap, voire sur la façon dont se construit l’image de la personne handicapée au sein de la famille et, plus largement, de la société.
Le Petit Poucet
Par exemple, le Petit Poucet, dans le conte du même nom de Charles Perrault, se démarque de ses six frères car il « était fort délicat et ne disait mot ». Or, cette faiblesse physique doublée de mutisme est interprétée comme une déficience : « prenant pour bêtise ce qui était une marque de la bonté de son esprit », ses proches – frères et parents – le rejettent et il devient « le souffre-douleur de la maison ».
La réaction de la famille reflète de façon très claire le phénomène de dépréciation et de rejet qui se retrouve à l’échelle de sociétés promptes à condamner celui ou celle que l’on soupçonne d’une non-fonctionnalité.
Dans la réécriture en vers qu’elle propose du conte en 2007, Sylvie Nève (Poème du petit Poucet, éditions Trouvères et compagnie) rend ce phénomène plus explicite encore :
L’enfant si petit/se taisait tant :
avait-il un cheveu sur la langue
un souffle au cœur ?
Un pied-bot peut-être ?
Elle dénonce d’emblée le jugement hâtif des proches qui stigmatisent ainsi celui que ses propres parents ont choisi d’appeler « petit Poucet », ce qui est une façon de mettre en évidence ce qui est perçu comme une marque d’infériorité.
On pourra objecter que dans ce conte le personnage, certes plus petit que de raison, ne souffre d’un handicap qu’en apparence. Car, comme l’explique encore Sylvie Nève : « L’enfant si petit parlait peu/c’est qu’il écoutait beaucoup ». Mais la fausseté du jugement porté sur l’enfant et le manque de confiance dont il souffre participent d’un processus de dévalorisation et d’exclusion très révélateur de la représentation que se fait une société non inclusive du handicap.
Les Ailes de courage
À la fin du XIXe siècle, lorsque George Sand décide d’écrire des contes pour ses petites-filles Aurore et Gabrielle, elle s’engage à leur apprendre grâce au filtre de ces récits merveilleux « des choses vraies que tout le monde ne sait pas ». « Choses » de la nature, certes, mais aussi « choses » de la vie, dont font partie le regard de l’autre et les obstacles imposés aux plus démunis. Le conte Les Ailes de courage, qui mériterait d’être plus connu, est ainsi l’histoire du dénommé Clopinet. On comprend aussitôt que cet autre enfant porte un nom lui aussi stigmatisant : dans toute la fratrie de cette famille de riches paysans du pays d’Auge, celui « qu’on appelait Clopinet » se distingue par « sa boiterie ».
Bien qu’elle ne soit guère invalidante, elle fait de lui un objet de reproches, comme le révèle la parole du père : « tu ne sais pas marcher et tu as peur de tout ». Et cette parole induit une exclusion : le père interdit à Clopinet de réaliser son rêve et de devenir marin en le faisant passer pour « malingre » et « poltron ».
Au lieu de quoi il l’oblige à se faire embaucher par un tailleur monstrueux, le dénommé « Tire-à-gauche », un magnifique personnage de conte, proche du fantastique tant il est difforme, mais dont la description « épouvantable » a pour objectif d’amplifier la représentation que l’enfant a de son propre corps.
En effet, cet homme « bossu des deux épaules, louche des deux yeux, boiteux des deux jambes », entraîne Clopinet loin de son foyer et de ses rêves en « le plantant sur sa bosse de derrière et lui serrant les jambes […] sur sa bosse de devant ». Comment mieux représenter la monstruosité à laquelle est assimilé l’enfant ? Cette image effrayante, encore redoublée par l’animal du tailleur, un âne « aussi petit, aussi laid et aussi boiteux » que son maître, donne forme à la vision de Clopinet, qui résulte de ce que les discours dévalorisants projetés sur lui ont créé.
Si Tire-à-gauche menace le jeune garçon de lui couper la langue avec ses ciseaux, c’est pour signifier l’impossibilité de se libérer des représentations dépréciatives dont le petit sujet est victime.
Hans mon hérisson
Le thème de la monstruosité et celui de l’animalité, fréquents dans les contes et source d’émotions vives, peuvent ainsi servir une réflexion sur le handicap. C’est ce que faisaient déjà les frères Grimm dans certains de leurs contes comme Hans-mon-hérisson, peu connu en France, qui raconte l’histoire d’une naissance jugée inacceptable : celle d’un nourrisson moitié garçon moitié hérisson – hybride et monstrueux donc – et que ses parents, là encore, choisissent (peut-être inconsciemment) d’exclure en l’affublant d’un nom qui le marginalise.
Ce conte a fait l’objet d’études intéressantes dans le cadre des « Disability Studies » ; Ann Schmiesing en particulier en a donné une belle lecture, qui montre les différents mécanismes par lesquels la famille et la société tout entière jugent l’enfant défavorisé inapte à s’intégrer à un milieu productif ou créatif. Dans le conte, Hans est relégué derrière le poêle, jusqu’au jour où il choisit de s’exiler dans les bois, c’est-à-dire dans la nature où sa difformité passera inaperçue.
Ces trois exemples sont très révélateurs du processus de construction d’une certaine image de la personne handicapée et des limites qu’elle impose. Mais les contes offrent un espace propice à l’évolution des personnages stigmatisés. Dans le cas du petit Poucet, qui est celui grâce à qui sont finalement sauvés ses frères, c’est la moralité qui se charge d’énoncer de façon pour une fois univoque la leçon de l’histoire :
On ne s’afflige point d’avoir beaucoup d’enfants,
Quand ils sont tous beaux, bien faits et bien grands,
Et d’un extérieur qui brille ;
Mais si l’un d’eux est faible ou ne dit mot,
On le méprise, on le raille, on le pille ;
Quelquefois cependant c’est ce petit marmot
Qui fera le bonheur de toute la famille.
Merveilleux et réalité
Ceci dit, les récits, s’ils font le choix de mettre en évidence les compétences de ces sujets, peuvent préserver une certaine ambiguïté, qui contourne la dimension trop idéaliste (et donc guère crédible) de certains dénouements.
Hans peut s’adonner à son amour pour la musique dans la forêt, où il joue de la cornemuse tout en gardant un troupeau. Cette faculté, qui le distingue, peut s’épanouir en toute liberté dans la nature. Si des compétences, voire des dons, sont donc bien reconnus au personnage et valorisés en tant que tels dans ce cas précis, on voit que l’insertion sociale reste problématique. Ce n’est qu’au dénouement qu’il est donné au personnage d’épouser une princesse et de se transformer le soir des noces en un « beau jeune homme », qui a quitté et jeté au feu sa peau de hérisson.
Mais, comme l’explique Ann Schmiesing, ce choix certes adapté au conte, où la métamorphose est quasi constitutive du genre, pose plus de questions qu’il n’en résout car c’est suggérer que seul l’aspect de la normalité permettra au couple de vivre en société. En ce sens, le conte ouvre tout un questionnement sur le concept d’intégration.
Le cas de Clopinet est tout aussi intéressant, quoique pour d’autres raisons. Le jeune garçon parvient à s’échapper, à survivre par ses propres moyens tout en découvrant son environnement et réalise son rêve en devenant naturaliste et en faisant le tour du monde, ce qui lui permet d’oublier son infirmité qui disparaît comme par magie, mais se manifeste de nouveau à la fin de cette longue histoire, au moment de la vieillesse.
Parvenir à se réaliser effacerait ainsi les handicaps du sujet – ce qui signifie à la fois qu’il importe de se dégager des représentations invalidantes projetées par la société pour développer ses compétences propres et que cette possibilité décuple les capacités du sujet, sans pour autant verser dans la pure utopie d’une disparition de la réalité et de la conscience du handicap. Bien des contes se prêtent à une telle lecture pour peu que l’on soit sensible aux détails.
Andersen aborde lui aussi ce sujet sensible de façon subtile. Il faudrait se demander pourquoi « L’intrépide soldat de plomb », à qui il manque une jambe, est placé sur le rebord de la fenêtre et pourquoi, une fois retrouvé après sa chute, « tout à coup un petit garçon le prit, et le jeta au feu sans la moindre raison », comme en réponse à un terrible réflexe d’exclusion d’ordre social.
Et il faudrait de même, par exemple, interroger le comportement du Prince qui refuse de reconnaître en la petite sirène, belle mais privée de ses pieds – le texte insiste sur ce point – celle qui l’a sauvé, même après qu’elle s’est métamorphosée pour lui plaire.
Laura Boldrini parle au sommet Women In The World au Lincoln Center le 12 avril 2018 à New York. Angela Weiss / AFP
En Italie, les élections européennes du 26 mai ont décrété un vainqueur et un perdant. La Ligue de Matteo Salvini est devenue le premier parti du pays en obtenant 34 % des voix, soit plus de 9 millions d’électeurs. Le Mouvement 5 étoiles (M5S), en revanche, a chuté avec 17 % des voix, contre 32 % aux législatives de 2018.
À gauche, les résultats ont été plus ambigus : alors qu’aucune liste de la gauche radicale n’est arrivée à passer la barre des 4 %, le Parti démocrate (PD) a tenu, récupérant même quatre points par rapport à 2018 et arrivant ainsi à dépasser le M5S. Le nouveau leader du parti, Nicola Zingaretti, ne cache pas son but d’élargir le camp du centre gauche dans la perspective d’un retour au bipolarisme en Italie.
Si l’approche clivante de son prédécesseur, Matteo Renzi, avait fini par éloigner du PD son aile gauche, la perspective d’une nouvelle coalition progressiste paraît susciter l’intérêt de certaines figures politiques de la gauche italienne.
Laura Boldrini accueille à la Chambre des députes 1 300 femmes italiennes, en novembre 2017. Parmi elles, des victimes de viol, de violence domestique et de harcèlement.Camera dei Deputati/Flickr, CC BY-ND
Parmi ces dernières il y a aussi l’ancienne présidente de la Chambre des députés, Laura Boldrini, une ancienne élue de la gauche radicale (Sinistra Ecologia e Libertà), qui a annoncé publiquement son soutien au Parti démocrate lors des dernières élections européennes 2019.
Mais qui est cette figure politique, encore largement ignorée par la presse française ? Peut-elle changer la donne du débat public italien ?
En mission humanitaire
Laura Boldrini était largement inconnue du public italien quand elle fut nommée présidente de la Chambre des députés en 2013. Le choix d’une novice pour assurer cette haute fonction répondait à l’exigence de renouvellement manifestée par le vote. Le nouveau Parlement, dans lequel figuraient pour la première fois en grand nombre les représentants du M5S, avait l’âge moyen le plus bas de l’histoire de la République, nombre d’anciens députés ayant dû céder leur siège à des élus effectuant leur premier mandat.
L’âge moyen des députés et sénateurs italiens de la première législature (en 1953) à la XVIIIe (en 2018). Source : Elaboration openpolis sur les données de la Chambre des députés et du Sénat (12 mars 2018).
Âgée alors de 52 ans, Boldrini avait jusqu’ici effectué sa carrière au sein des organisations internationales, un parcours qui lui a évité d’être victime du discrédit réservé aux politiques professionnels dans le climat antisystème de 2013.
En tant que porte-parole pour l’Europe du Sud du Haut-Commissariat des Nations unies pour les réfugiés (UNHCR), entre 1998 et 2012, elle commence à atteindre une relative célébrité. La photo qui circulait le plus au moment de son élection la représentait, à Lampedusa (Sicile), décoiffée et vêtue d’un gilet azur de l’UNHCR, en train de se pencher vers un enfant dans un centre de transit pour les réfugiés.
Son profil était clairement orienté vers les questions humanitaires, le cœur du blog qu’elle tenait pour le site Internet du quotidien La Repubblica. Son soutien aux droits de l’homme, notamment sur la question de l’accueil des migrants, suscitait l’intérêt des milieux de gauche mais aussi d’importants courants du monde catholique : déjà en 2010, l’hebdomadaire à large diffusion Famiglia Cristiana (« Famille chrétienne ») l’avait élue « Italienne de l’année » du fait de son engagement.
Une vision progressiste rafraîchissante dans un paysage politique traditionnel
Symboliquement très important en Italie, le rôle de présidente de la Chambre des députés est normalement assez imperméable aux discussions quotidiennes du combat politique. Laura Boldrini, quant à elle, se retrouva bientôt dans la condition de présidente super partes– ou presque – du fait du passage à l’opposition de son petit parti après la formation d’un gouvernement de grande coalition dirigé par Enrico Letta.
Elle choisit de marquer sa présidence par plusieurs campagnes d’envergure visant à mobiliser tant le monde politique que l’opinion publique. Tout d’abord, face à la demande de moralisation de la vie publique à laquelle beaucoup d’observateurs imputaient le vote pour le M5S, elle décide de réduire son propre salaire ainsi que celui de son équipe, de renoncer à l’appartement de fonction et à d’autres avantages, tout en militant pour la révision à la baisse du budget de la Chambre.
Cet effort, cependant, ne suffit pas à apaiser le M5S, qui critique durement sa conduite des travaux au sein de l’Assemblée. Son choix d’interrompre les débats et de procéder directement au vote dans un cas d’obstruction parlementaire sur la conversion en loi d’un décret d’urgence, en janvier 2014, représenta un point de rupture dans une relation qui était déjà tendue.
L’ex-ambassadrice de France en Italie, Catherine Colonna (à droite), l’ancienne présidente de la Chambre des députés, Laura Boldrini (2eL), et l’activiste de l’association environnementale Legambiante, Rossella Moroni, côte à côte lors d’un appel à l’action sur le changement climatique, le 29 novembre 2015, à Rome, à la veille du lancement de la conférence COP21 à Paris.Tiziana Fabi/AFP
Autre sujet central dans ses campagnes : l’égalité femme-homme et la lutte contre le harcèlement sexuel et les violences contre les femmes. Boldrini a introduit dans le débat public des questions quasiment absentes jusque-là – notamment, celle de l’écriture inclusive et de la féminisation des titres – et en a mis d’autres sur le devant de la scène, comme la représentation des femmes dans les médias et dans la publicité, ou encore les droits des homosexuels.
En 2013, elle fut, par exemple, la première présidente de la Chambre des députés à participer au défilé national de la Gay Pride à Palerme (Sicile). Elle essaya, en outre, de stimuler la réflexion publique sur certaines questions liées aux nouveaux moyens de communication : de la diffusion des infox aux discours de haine et aux pratiques de harcèlement sur les réseaux sociaux.
Laura Boldrini s’affirme ainsi comme porte-parole d’une vision progressiste et cosmopolite particulièrement sensible aux questions des droits individuels et aux discriminations de genre. Mais ses initiatives ont été caractérisées par un certain manque de mordant : portés davantage sur l’affirmation des principes que sur l’individuation d’instruments concrets pour leur mise en œuvre, ses discours sont marqués par un ton assez apodictique et parfois pédant.
Un torrent de haine d’une exceptionnelle vigueur
Ce qui fait de Laura Boldrini un personnage fondamental pour comprendre l’Italie d’aujourd’hui, c’est l’impressionnant torrent de haine qui, dès le début de son mandat, s’est déversé sur elle à partir des rangs de la droite et du Mouvement 5 étoiles. « Une vie passée à cracher sur l’Italie » : c’est ainsi que Maria Giovanna Maglie – journaliste proche de la Ligue – résumait l’engagement international de Laura Boldrini au moment de son élection. « Traîtresse » est une épithète dont on l’a souvent affublée : pour ses haters, le fait même de revendiquer un traitement humain en faveur des migrants la situerait en opposition à l’intérêt national.
Laura Boldrini ayant évoqué les migrants comme autant de ressources pour souligner leur potentielle contribution au développement économique de l’Italie, Matteo Salvini introduisit dans son discours la définition de « ressources boldriniennes » pour qualifier les migrants qui commettaient des délits.
« Une fille a été kidnappée et violée pendant une nuit […] par trois immigrants nord-africains. Trois ressources boldriniennes qu’il faut castrer chimiquement […] » (Matteo Salvini dans un de ses post sur Facebook en 2016).
Dans le viseur de Matteo Salvini
Les insultes et la haine ont pris, dès le début, une forte connotation sexiste et misogyne.
« Que feriez-vous si vous étiez dans une voiture avec Laura Boldrini ? »
C’est la question que posait ainsi, en 2014, le fondateur du M5S, Beppe Grillo. Les réponses qui suivirent furent si vulgaires et si violentes, évoquant souvent le viol, qu’il devint nécessaire pour les administrateurs de son blog d’effacer les commentaires sur les réseaux sociaux.
« Voilà quelqu’un qui ressemble à Laura Boldrini », s’exclamait Salvini durant l’été de 2016pendant qu’une poupée gonflable était hissée sur la tribune où il était en train de prononcer un discours. Il refusa ensuite de s’excuser, en affirmant que Boldrini était « raciste envers les Italiens », et lançant même l’hashtag Twitter #sgonfialaboldrini (« dégonfle Laura Boldrini »).
« Hypocrite, bien-pensante, raciste contre les Italiens. Démissionne ! #dégonflelaBoldrini »
Les insultes qu’elle continue de recevoir sur les réseaux sociaux sont innombrables. Le ton est toujours le même :
« Si tu aimes tellement les étrangers, prends-les chez toi. »
« Voilà un délit commis par une de tes “ressources”. »
Parfois, il arrive qu’un dirigeant politique aille encore plus loin : en janvier 2019, le maire (appartenant à la Ligue) de Savona, en Ligurie, a été condamné pour un post sur Facebook, dans lequel il évoquait – encore une fois – le viol de Laura Boldrini par des migrants présumés responsables d’un acte de violence sexuelle.
La misogynie dont elle est la cible s’exprime de plusieurs autres façons : dans les gestes des députés de la Ligue qui s’obstinent à l’appeler Monsieur le président pour ridiculiser ses campagnes féministes, dans ceux des représentants du Mouvement 5 étoiles qui l’attaquent en affirmant qu’elle n’est « ni la mère ni la maîtresse » d’un élu qu’elle venait de réprimander pour ses excès au sein de l’Assemblée, ou encore dans ceux des anonymes qui ont mis en ligne des photomontages la représentant nue, égorgée, la tête entre les lames d’une cisaille.
La fin du politically correct
La situation n’a pas changé depuis que Boldrini a quitté son poste de présidente à la suite des élections de mars 2018. Réélue comme simple députée, elle continue à être représentée comme le symbole de tout ce que l’Italie de Salvini aime haïr.
Elle est assimilée par ses détracteurs à la gardienne d’un politiquement correct que les populistes de tous horizons transgressent avec enthousiasme. On décèle dans ces propos une hostilité toute masculine envers l’autorité de « la mère » ou de « la maîtresse » qu’il serait intéressant d’analyser du point de vue psychologique, et non pas seulement politique.
Une des rares fois où Laura Boldrini et Matteo Salvini ont discuté face à face.
Prenons à titre d’exemple Salvini qui, dans une allusion explicite à Mussolini, parle à ses électeurs depuis un balcon sur la place principale de ville de Forlì, en Romagne, et puis s’en vante auprès de ses followers :
« […] discours sur balcon de la place principale de Forli… Si la Boldrini savait ! »
Le cosmopolitisme de Boldrini et son humanitarisme libéral en font l’archétype des mythiques « élites », d’un « en haut » de la société qui, selon le narratif populiste-xénophobe, défendrait les « autres » et mépriserait les « nôtres » : elle est une typique buonista, une bien-intentionnée, donc soit une naïve soit une traîtresse.
La montée de Boldrini peut réunifier le centre gauche ?
Ce rôle de cible contribue, paradoxalement, à élever la stature de Boldrini au sein de l’opposition de centre gauche. L’ancienne présidente de la Chambre s’est dotée d’une équipe très active dans la communication sur les réseaux sociaux et ne dédaigne pas croiser le fer avec son grand ennemi Matteo Salvini, abandonnant son ancien ton « au-dessus des partis » et récoltant parfois de bons résultats.
laura boldrini
✔@lauraboldrini
L’economia crolla, i giovani sono costretti ad andarsene all’estero e i fascisti picchiano in strada ragazzi inermi.
E a sinistra che si fa? Si ricomincia a litigare su questioni che non interessano al Paese!
Adesso basta, per costruire un’alternativa servono unità e apertura
« L’économie s’effondre, les jeunes sont obligés de partir à l’étranger et des fascistes frappent des jeunes innocents dans la rue. Et à gauche, qu’est-ce qu’on fait ? Nous recommençons à nous disputer sur des questions qui n’intéressent pas le pays ! Ça suffit, pour construire une alternative, il faut de l’unité et de l’ouverture. » (17 juin 2019).
Boldrini est maintenaient à la tête d’un réseau politique qui, issu de la gauche radicale, est en train de transiter vers le Parti démocrate. Mais sa figure, malgré elle, polarise, et on peut avoir des doutes sur sa capacité de percer au-délà des milieux les plus favorables à ses campagnes. Pour jouer un rôle politique majeur, elle devrait probablement renforcer ses propositions de policy – jusqu’ici, elle a donné de ce point de vue l’impression d’une certaine légèreté.
Il convient néanmoins garder un œil attentif sur son parcours et sur sa stratégie : alors que le Mouvement 5 étoiles est en crise, les partis de Boldrini et de ses proches peuvent gagner en importance dans la construction d’un nouveau centre gauche qui aspire à défier la droite actuellement majoritaire dans la péninsule.
Professeur de géopolitique, management interculturel et d’économie française, ICN Business School
Karl Marx estimait que tous les philosophes avant lui ne faisaient qu’expliquer l’ancien monde, alors qu’il fallait le transformer. Michel Serres a fait, sans doute, mieux : il a expliqué un nouveau monde, dès les premiers signes de son émergence. Notre monde du XXIesiècle. Global, interdépendant, interconnecté et instantané.
Il n’était donc pas un philosophe parmi d’autres, mais la boussole, unique, pour comprendre le sens de la vie humaine, en ce début de nouveau millénaire, où l’Humanité vit un changement inédit de son mode de fonctionnement.
La vie
D’abord, que veut dire – vivre, quand on survole la vie de Michel Serres ? C’est naître. Quelque part (lui, il était né en terre gasconne, qui fécondera son esprit jusqu’à son dernier souffle). Grandir. Apprendre. Évoluer. Changer. Choisir et piloter son destin. Réfléchir. Écouter. Échanger. Écrire. Transmettre. Mourir. Et rester avec nous, les vivants, par la puissance de ses idées qui nous dépassent.
Sa vie fut un hymne à la joie. Une ode à la pensée qui interroge l’essentiel. « Penser, c’est inventer, pas imiter ni copier », écrivait-il dans son livre Le gaucher boiteux, paru en 2015.
Inventer, c’est être différent. Comme un gaucher l’est, entouré de droitiers (Michel Serres était gaucher). La vie n’est jamais linéaire, mais toujours sinueuse. Ce qui nous oblige constamment à « bifurquer » (le verbe particulièrement cher au philosophe). Autrement dit, déranger l’ordre établi, sortir des clous, se renouveler, se remettre en cause, se réinventer. Renaître, chaque jour. Comme solution de survie. Pour, in fine, donner du sens à cette courte parenthèse entre la naissance et la mort qui s’appelle la vie.
Inventer, c’est aussi, nécessairement, être un optimiste, tourné vers l’avenir. A savoir, avancer à rebours dans une France trop souvent rongée par le doute, rattrapée par ses démons du passéisme. Armé d’une audace confinant à l’obstination, Michel Serres combattait, toute sa vie durant, ces « grands-papas ronchons », ô combien nombreux, avec leur refrain « c’était mieux avant », qui empêchent la France d’aller de l’avant.
Le monde
Ensuite, dans quel monde vivons-nous, actuellement ? Là-dessus, Michel Serres fut le pionnier, qui a découvert et décrit, dans les grandes lignes, un changement de monde. Une véritable transmutation du paradigme civilisationnel, à l’échelle planétaire. Un moment rarissime dans l’histoire universelle, car les mêmes mots de base ne signifient plus la même chose qu’avant.
Prenons, par exemple, le temps. Quelle accélération frénétique ! Comme si nous étions tous devenus des passagers d’un supersonique sorti des radars au milieu des turbulences, alors hier encore nous conduisions nos voitures sur des routes, avec des panneaux indiquant la direction et la vitesse réglementées.
Et l’espace ? Sous les effets de nouvelles technologies digitales, notre planète se rétrécit comme un linge lavé à une température supérieure à la notice : du coup, elle devient minuscule.
Le travail ? Un travail dans un bureau, délimité par des murs, et réglementée par les injonctions légales, n’est-il plus qu’une relique, égarée dans un écosystème, où chacun peut (et souvent doit) « travailler » 24 heures sur 24 : travailler (pour revenir aux sources du mot), cela veut dire, à l’heure où nous sommes, brancher son cerveau et produire une activité, en interconnexion avec Autrui. Notre « bureau » ? C’est notre smartphone !
La presse écrite ? Elle est dépassée par l’ouragan de l’actualité instantanée. Ne suit-elle pas ainsi le triste exemple des scribes ayant disparu à l’époque de l’imprimerie ? Comparez le nombre de gens, en lieux publics, qui lisent et s’informent via leurs smartphones et tablettes, à celui de lecteurs de journaux sous forme de papier, et tirez-en les enseignements qui engagent l’avenir.
Enfin, permettez-moi une touche très personnelle. Professeur de géopolitique, je me demande tous les jours pourquoi je dois continuer à prendre un train ou un avion pour aller en classe à des centaines et des milliers de kilomètres de mon domicile à Suresnes, en Afrique, en Asie et ailleurs, tandis que la logique de l’évolution du monde me pousse à rester chez moi, avec mon adorable chatte Tanya, ma muse ronronnant sur mes genoux, et donner mes « cours » (sont-ils vraiment des « cours », ou plutôt des invitations aux interactions instantanées, lancées à tout le monde, partout dans le monde ?) sur Facebook Live…
Michel Serres avait anticipé cette nouvelle civilisation. Celle du clic, l’ADN du XXIe siècle. Un clic qui rend possible, voire banal, ce qui était auparavant inimaginable. Un clic qui balaie toutes les frontières et certitudes d’antan. Qui permet à chaque habitant de la Terre d’accéder, en une fraction de seconde, à l’ensemble des connaissances, élaborées par les humains, depuis le début de leur existence. Un clic qui rythme nos vies et notre nouveau monde, où Wikipédia enterre les bibliothèques et où ceux qui n’ont pas de compte Facebook auraient quelque chose à cacher.
« Petite Poucette » (le personnage féminin, provenant du Petit Poucet, inventé, en 2012, par Michel Serres pour décrire chacun de nous, vivant partout dans l’environnement digital) tient, entre ses mains, grâce à son smartphone, le monde entier. Un peu comme Saint-Denis, évêque de Lutèce, qui portait jadis sa tête coupée sous le bras. Ayant en principe la possibilité d’accéder, en un clic, à tous les lieux et tous les habitants de notre planète commune, Petite Poucette devient ainsi « le premier véritable individu de l’Histoire ». Un acteur de son changement.
La méthode
Enfin, avec quelle clé méthodologique expliquer la vie et le monde ? Pour Michel Serres, la réponse était évidente : la pluridisciplinarité, « l’interdisciplinarité », « l’interpénétration », qui englobe mathématiques, physique, chimie, écologie, sociologie, psychologie, économie, politique, géopolitique, bref, toute l’infinie panoplie du savoir humain. Qui « enjambe les analyses et prépare les synthèses ».
Encore une idée neuve et dérangeante – dans une France habituée au « séquençage » thématique – que préconisait cet infatigable bâtisseur de ponts et de passerelles, là où d’autres s’acharnent à bricoler les murs. Décloisonner tous les savoirs et toutes les expériences, à l’instar des génies de la Renaissance, était son principal défi. Marier corrélation et causalité, dans un macrocosme, où tout est lié à tout et tout dépend de tout, était sa projection vers le futur.
Pour ce faire, Michel Serres était animé, dans l’inspiration de Socrate et de Leibniz, par ce qu’il appelait lui-même « le souci de la globalité » dans le « flux temporel le plus long possible ». Homme des confluences, il a épousé le monde, dans sa globalité.
Michel Serres voulait, « avant de mourir, devenir sage-femme et aider à l’accouchement du nouveau monde ». Vu sous cet angle, les jeunes générations, qui tiennent, en main, l’univers du XXIe siècle, sont ses enfants.
Alexandre Melnik est l’auteur de « Reconnecter la France au monde. Globalisation, mode d’emploi » (Eyrolles, Atlantico, 2014).
Nombreux sont ceux qui connaissent l’histoire : le départ du peintre des Pays-Bas pour la Belgique puis la France où il s’installe successivement à Arles, Saint-Rémy-de-Provence et Auvers-sur-Oise. La correspondance avec son frère et sa dépendance financière. La dispute avec Gauguin et l’oreille coupée offerte à une prostituée. La création prolifique – 870 tableaux et plus de 1 000 dessins – parmi lesquels deux tableaux vendus de son vivant. Et son suicide fin juillet 1890. Mort sans avoir connu la gloire, artiste incompris, pauvre, inadapté et tourmenté. Et des œuvres qui aujourd’hui se vendent à plusieurs millions d’euros.
Il était une fois une autre histoire.
Celle de Vincent van Gogh, son frère Theo et sa belle-sœur Johanna.
Un trio doté d’un sens aigu des affaires. C’est la thèse que soutient le chercheur Wouter Van der Veen dont le titre de l’essai publié en mars est évocateur : Le capital de Van Gogh. Ou comment les frères Van Gogh ont fait mieux que Warren Buffet. L’auteur dépeint les frères comme des entrepreneurs affûtés et avisés – plus rusés que le businessman mentionné.
Un binôme stratège et visionnaire, fin connaisseur des rouages du marché de l’art, adepte des techniques marketing et bâtisseur de l’une des plus grandes affaires commerciales de tous les temps :
« Quand les deux frères discutaient d’art, de marchés potentiels, de réseaux et techniques de diffusion, ils ne le faisaient donc pas en rêveurs inconscients. Ils étaient tous les deux experts en la matière, et échangeaient leurs idées en pleine connaissance des réalités, des opportunités et des risques de leurs positions. »
De leur fraternité est née une relation commerciale : ils font affaire ensemble parce qu’ils y voient tous les deux un intérêt. Grâce à l’argent versé par Theo, Vincent peut peindre et construire son œuvre en prenant le temps nécessaire, et Theo peut s’affirmer à travers son frère dans le réseau qu’ils tissent ensemble dans le milieu avant-gardiste qu’ils fréquentent. Les frères Van Gogh : deux businessmen avertis et un mécanisme bien huilé.
Le rôle primordial de Johanna van Gogh
À la mort des frères – Theo meurt six mois après Vincent –, Johanna Van Gogh reprend le flambeau : elle poursuit le travail initié par Vincent et Theo et va réussir à faire découvrir l’œuvre de son beau-frère, presque ignoré de son vivant. Elle réalise un long et patient travail de valorisation de l’œuvre de Vincent van Gogh : rassembler ses œuvres, les exposer et les montrer au plus grand nombre. Durant de longs mois, elle pense en effet à une stratégie sérieuse pour que les toiles du peintre commencent à circuler : de petites expositions comme il le conseille d’ailleurs dans ses lettres à Theo.
Johanna réussit à lancer les tableaux de son beau-frère avec une intelligence hors norme et se révèle être une femme indépendante, audacieuse, au talent commercial et diplomatique exceptionnel. C’est elle qui transforma l’entreprise commune des frères Van Gogh en succès planétaire grâce au travail de promotion de l’œuvre de son beau-frère, à travers de nombreuses expositions, d’abord dans les hauts lieux de la culture néerlandaise puis à Paris et en Allemagne.
Marketing et culture, un couple illégitime ?
Nous connaissons tous Van Gogh – l’artiste – grâce à Johanna van Gogh et à son activité de marketing. C’est l’affirmation – sans recourir au mot « marketing » – du maître de conférences Wouter Van der Veen : « S’il existe aujourd’hui un musée Van-Gogh, et si la renommée du peintre est devenue ce qu’elle est, c’est grâce à elle. » Qu’en serait-il aujourd’hui si Johanna n’avait pas réalisé ce travail de prospection commerciale ? Car il s’agit bien là – même s’il est encore aujourd’hui difficile de l’admettre – de l’utilisation d’outils marketing dans le but de faire connaître l’un des plus grands peintres de la deuxième moitié du XIXe siècle.
Pour autant, la baisse des subventions publiques conduit le secteur culturel à s’autofinancer et à développer des ressources propres, générées entre autres par la vente de billets d’exposition. L’argent manque comme en témoigne la situation financière du Centre Pompidou. Entre 2009 et 2015, l’institution a perdu 8 millions d’euros de subventions, quand les ressources propres n’ont augmenté que de 500 000 sur la même période. Serge Lasvignes, président du Centre Pompidou, admet la nécessité de vendre des tickets d’entrée et par la même occasion, reconnaît la nécessité d’attirer des publics, des visiteurs, des lecteurs :
« On est terriblement dépendant du succès des grandes expositions. Il faut qu’il y en ait en permanence une qui marche. »
Cet objectif n’entre pas en contradiction avec la mission sociale et le mandat politique des institutions culturelles qui sont de faire grandir la cité. La double mission d’éducation est donc remplie : favoriser la découverte, l’apprentissage, l’appréciation esthétique. Ainsi que l’accessibilité de la culture au plus grand nombre.
Un marketing adapté au secteur culturel
Toutefois, les détracteurs du marketing avancent qu’il est un assujettissement au moins partiel de l’offre culturelle à des attentes, à des besoins, à la satisfaction des « usagers » qui mettrait à mal la responsabilité sociale des organisations artistiques et culturelles, comme l’a montré une enquête terrain réalisée dans le cadre de ma thèse de doctorat à l’Université de Bordeaux (2014-2018). Il convient de préciser que le marketing auquel ont recours ces organisations n’est pas le marketing « classique » des entreprises commerciales – d’ailleurs, rappelons que les structures muséales ou bibliothèques françaises sont dans la grande majorité des cas, publiques – mais un marketing adapté aux spécificités du secteur culturel.
Précisions qu’il s’agit dans ce cas du marketing de l’offre : l’offre – ce sont les œuvres réalisées. Cette offre est sacrée. Les œuvres n’ont pas été conçues en fonction des attentes ou en fonction des besoins des consommateurs (il ne s’agit pas d’un smartphone ou d’un lave-vaisselle). Elles n’ont pas vocation à l’être sous l’influence du marketing. Le marketing intervient après ; la communication, la politique tarifaire ou les dispositifs de médiation sont les outils d’une valorisation publique. Le marketing culturel n’est donc pas le marketing des entreprises commerciales.
Ainsi, le marketing culturel est au service de la démocratisation culturelle.
De cette relation naît un cercle vertueux : favoriser le tête-à-tête du visiteur avec l’œuvre, attirer les publics et de facto justifier l’existence et l’essence même des organisations culturelles. Il est probablement nécessaire aujourd’hui de réussir à démystifier le concept marketing, à rétablir sa vocation et à démontrer par l’exemple l’existence d’un cercle vertueux. Un ambitieux et audacieux travail de valorisation de la fonction marketing s’impose dans le secteur culturel et au profit des artistes eux-mêmes : de l’intérêt de faire le marketing du marketing.
Qui n’a pas voyagé en Irlande, ou même en Ardèche, n’a pu voir les coulées volcaniques, maintenant solidifiées, comme à Bort les Orgues en Corrèze, d’où le nom de la ville. Ces coulées spectaculaires forment le plateau du Coiron en Ardèche, à quelques kilomètres d’Aubenas. On peut également en voir sous le piton qui abrite le village d’Antraigues-sur-Volane, que Jean Ferrat chantait dans « Que la montagne est belle ». Ce qui intrigue, c’est le caractère assez régulier de ces coulées. Elles se présentent en effet sous forme de colonnes, de section plus ou moins hexagonale.
Vue d’ensemble des Balmes de Montbrun, habitat troglodyte médiéval, situées sur le plateau du Coiron en Ardèche (France).Matpib/Wikipedia, CC BY
Pour la Chaussée des Géants, la légende veut que ce soient deux géants, Benandonnerl’écossais et Fionn Mac Cumhaill, l’irlandais qui se sont insultés par-delà la mer. L’Irlandais aurait alors commencé à jeter des pierres dans la mer pour faire un chemin. Mais constatant que son ennemi écossais était plus grand que lui, il se déguise en bébé. À la vue du poupon, l’Ecossais prend alors peur, redoutant à avoir à affronter le père du bébé. Il repart en Écosse en détruisant la route qui reliait les deux endroits. Proto Brexit ?
Alors pourquoi ces structures en colonnes ? Depuis longtemps, ces structures ont été observées, cartographiées et modélisées comme étant des effets du gradient thermique lors du refroidissement de la lave. Les structures sont plus ou moins hexagonales, mais avec des variations entre 5 et 7 côtés. La contraction thermique de la lave provoque une réduction du volume, et donc des fractures distribuées de façon uniforme, d’où les formes observées. Reste cependant à expliquer la constance de ces angles avec la hauteur de la coulée, donc la différence de propriétés mécaniques lors du refroidissement.
Avec problème simple, explication compliquée qui ne trouvait pas vraiment de réponse. Surtout les estimations des températures de cristallisation étaient d’une centaine de degrés plus élevés que les températures de fracturation. Il a fallu attendre l’année dernière pour qu’une équipe de Liverpool réussisse à modéliser expérimentalement ces conditions de refroidissement.
On trouve ce genre de structures également dans les argiles en train de sécher. Elles portent alors le joli nom de fentes de dessiccation. Ou encore, quoique plus rares dans des grès lorsque ceux-ci ont été réchauffés par des intrusions.
La circulation de l’eau dans les roches
L’intérêt de cette étude pourrait paraître futile si elle ne contrôlait pas un autre paramètre plus important qu’est la circulation de l’eau le long de ces fractures. L’application à la géothermie en terrains volcaniques est alors évidente. En effet, la perméabilité de la roche, c’est-à-dire son aptitude à laisser passer les fluides, augmente de 9 ordres de grandeur, soit un milliard de fois, avec ces fractures hexagonales.
La lave s’écoule à chaud, soit au-dessus de 980 °C, ce que l’on appelle la température du solidus, ou formation des premiers cristaux. Avec le refroidissement, la température décroît, entraînant son raccourcissement thermique, d’où l’augmentation des contraintes internes à la roche, une douzaine de MPa, ce qui induit les fractures, la roche cédant aux alentours de 1 MPa (1 million de pascals). La roche devient alors perméable vers 890-840 °C, soit des taux de refroidissement de l’ordre de 1 °C/min.
L’application de ces études est importante en géothermie à haute température, comme en Islande ou au Kamtchatka. Pourquoi ces régions ? Il faut en effet combiner des sources chaudes récurrentes (les volcans) et de l’eau en abondance (la neige). À basse énergie, la géothermie est plus qu’aléatoire à long terme, du fait du trop long réchauffement de la source.
Au Kamtchatka, la neige atteint régulièrement la dizaine de mètres sur les volcans à côté de Petropavlosk, la grande ville de la péninsule. Une vieille usine à pétrole crache en abondance une fumée noire et n’arrive pas à fournir l’électricité nécessaire. Sur le mont Mutnovsky, une ancienne usine géothermique peine à transformer la chaleur en électricité. Un programme de forage international (International Deep Drilling Program, IDDP) avait étudié la faisabilité d’un tel projet. Un autre site, en Islande a donné lieu à plusieurs forages dont un de 4,5 km de profondeur. Le gros problème rencontré lors de ces forages est la perte subite des liquides de refroidissement utilisés en forage, dès que l’on approche des sources chaudes. Résultat, le forage s’assèche, et la colonne de forage se rompt, entraînant la perte de ces quelques kilomètres de tubes (et la perte du forage). Comme quoi, tout est simple sur le papier (et sur le papier uniquement).
Et les animaux
Pour en revenir au titre et aux éléphants… Un détour d’abord vers les abeilles. Chacun connaît la structure alvéolaire de la cire d’abeille. Pourquoi ? Simplement parce l’abeille est économe et a trouvé là le meilleur rapport qualité-prix entre la cire dépensée et le volume de la cellule fabriquée.
Les éléphants maintenant. Regardez leur peau, elle est plissée, ridée, fripée. Et à nouveau, on constate une disposition en éléments plus ou moins hexagonaux avec des angles aux alentours de 120 °. Non pas à cause des grattages et frottages, mais plus simplement parce que les minuscules fractures de la peau engendrent une circulation d’air et une rétention d’eau. En fait, c’est le même principe que pour les basaltes. L’explication par une ventilation facilitée tient mieux la route que des processus assez complexes de réaction-diffusion, souvent invoqués pour expliquer ce genre de structures. Cela expliquerait aussi comment les éléphants, dépourvus de glandes sudoripares, arrivent à contrôler leur température interne.
Jérôme Caby est un·e adhérent·e de The Conversation
Professeur des Universités, IAE Paris – Sorbonne Business School
Après plusieurs mois de débats, la loi Pacte (Plan d’action pour la croissance et la transformation des entreprises) a été promulguée le 22 mai dernier. L’article 137 de ce texte ouvre la voie à une privatisation de la Française des jeux (FDJ), la majorité du capital pouvant être désormais cédée.
La FDJ, deuxième loterie européenne et quatrième mondiale, est aujourd’hui une Société anonyme d’économie mixte. Elle jouit d’un monopole confié par l’État sur les jeux de loterie (tirage et grattage) en ligne et en points de vente, ainsi que sur les paris sportifs en points de vente (les paris sportifs en ligne sont ouverts à la concurrence). La loi précise également que la FDJ conservera le monopole en l’état, mais dans le cadre d’une concession d’un maximum de 25 ans. En dehors des considérations générales, les modalités exactes de la privatisation de la FDJ ne sont pas connues même si des acteurs gouvernementaux ont à l’occasion lancé des idées, notamment une réduction de la participation de l’État de 72 % à 20 % et une introduction en bourse.
Une entreprise qui ne connaît pas la crise
La FDJ a une activité en progression constante et n’est que peu affectée par la conjoncture même si l’on constate une petite faiblesse lors de la crise de 2007-08. On note également que la part distribuée aux joueurs progresse régulièrement (différence entre le volume des mises et le produit brut des jeux), le dynamisme de l’activité permettant de répartir plus largement les coûts. Ce dynamisme mérite d’être signalé alors que la concurrence a explosé avec la démultiplication des possibilités de jouer en ligne où la notion de monopole national perd de sa pertinence.
Rapports annuels
Sur le produit brut des jeux, l’État prélève une taxe définie par arrêté du ministre chargé du budget et encadrée par la loi. Pour 2018, cette taxe s’élève à environ 65 % (3 346 millions d’euros) sans compter l’impôt sur les sociétés (83 millions en 2017), les cotisations diverses et les dividendes sur le résultat (130 millions pour 2017, dont 72 % pour l’État), le tout représentant environ 3,5 milliards d’euros. Le système de taxation a été rénové dans le cadre le cadre la loi Pacte (article 138), mais sous certaines réserves. La privatisation ne changera donc pas grand-chose, la part des dividendes étant relativement faible dans les reversements à l’État.
Pour autant, la FDJ parvient à dégager des marges honorables avec un EBITDA représentant 17,5 % des produits des activités ordinaires (équivalent du chiffre d’affaires, après prise en compte des reversements aux joueurs et des prélèvements publics) et un résultat netreprésentant près de 9,5 %. Une ouverture du capital aura donc des conséquences limitées sur les revenus de l’État qui tire davantage profit de la taxation que de la rémunération du capital.
Une composition baroque du capital
Au niveau européen, même si les situations respectives des différentes sociétés nationales sont difficiles à comparer, la FDJ est l’opérateur qui « rend » aux joueurs la part la plus importante des mises (67,6 %). Un niveau équivalent à celui de la Selae (Sociedad estatal loterias y apuestas del estado) en Espagne, mais largement supérieur à celui de la National Lottery au Royaume-Uni (53 %), géré par une société commerciale (Camelot) détenue à 100 % par le fonds de pension des enseignants de l’Ontario au Canada, ou du monopole Deutsche Lotto-Toto Block (DTLB, « Lotto ») en Allemagne (près de 50 %). Dans ces pays, ce sont notamment vers les « bonnes causes » (sport, éducation, environnement, charité, etc.) que sont réorientées les recettes, même si l’État n’est pas désintéressé.
Rapports annuels des sociétés et calculs de l’auteur
In fine, la privatisation de la FDJ, contrairement à celle envisagée d’Aéroports de Paris (ADP), ne semble donc pas poser de problèmes économiques insurmontables entre un monopole relatif, une préservation globale de l’intérêt financier de l’État et des mécanismes de régulation des jeux améliorés par la loi Pacte (sous réserve d’en connaître les modalités concrètes).
En revanche, la composition baroque actuelle de son capital pose plus de questions. Comme le soulignait déjà en 2007 Sébastien Turay dans son ouvrage consacré à la Française des jeux (« La Française des jeux : jackpot de l’État ? »), si l’État est l’actionnaire majoritaire de la FDJ avec 72 % du capital, 28 % sont répartis entre des acteurs plus ou moins « folkloriques » qui s’inscrivent dans l’histoire de la FDJ et qui représentent pour certains une orientation en faveur des bonnes causes (mais pas tous). À l’exception du personnel, ils sont les héritiers des systèmes de loterie qui ont précédé la création de la FDJ, en particulier les associations d’anciens combattants. Ce sont ces derniers qui seraient le plus exposés en cas de privatisation qui pourrait signer la fin d’un certain nombre de privilèges.
« Gueules cassées et privilèges
Parmi ceux-ci, les « Gueules cassées » (aujourd’hui Union des blessés de la face et de la tête du fait de l’élargissement de leurs missions, 9,2 %) et la Fédération André Maginot (4,23 %) sont les actionnaires les plus emblématiques. Ce sont les principaux créateurs des jeux de loterie en France dans leur version moderne (les jeux de loterie sont beaucoup plus anciens). Ils ont au cours du temps vu leur participation baisser, l’État ayant repris progressivement la main en raison de la nature monopolistique de l’activité.
Comme l’indique le rapport annuel 2018 des « gueules cassées », la plus grosse partie des revenus de l’association provient des revenus financiers (principalement les dividendes de la FDJ, mais aussi des revenus des placements en raison d’une trésorerie confortable de près de 180 millions d’euros). Ces revenus alimentent aussi de façon régulière une fondation associée à la gestion parfois discutable. On note d’ailleurs que l’association persiste à avoir une gestion financière risquée de ses placements puisqu’en 2018, des moins-values de 7,2 millions d’euros ont été enregistrées (avec il est vrai aussi des plus-values latentes de 5,1 millions d’euros).
C’est pour le moins une façon inhabituelle de gérer les placements pour une association. La structure est d’ailleurs très susceptible sur le sujet de l’indépendance de sa gestion, vis-à-vis de l’État en particulier, dans la mesure où elle se considère comme l’actionnaire d’une entreprise, ne reçoit pas d’argent public et ne fait pas appel aux dons. En effet, un rapport de la Cour des comptes en 2000 décrivait une organisation peu orthodoxe, avec par exemple des salariés contractant des prêts aux tarifs imbattables… auprès de l’association.
Alors que la sécurité sociale a été crée entre-temps (1946) et que les « gueules cassées » de la Première Guerre mondiale sont aujourd’hui décédées, et avec tout le respect que l’on peut avoir pour les mutilés de la face contemporains, le maintien de ce privilège semble anachronique au regard de l’ensemble des causes qui pourraient de façon tout aussi légitime bénéficier de ce support financier. Le motif de créateur de la loterie nationale semble très usé sachant que ce n’était au fond que la concession d’un privilège par l’État à une catégorie de la nation qui l’avait particulièrement mérité.
Pérenniser les « fromages »
D’autres actionnaires, à la participation encore plus réduite, sont dans la même situation. Par exemple, la Confédération des buralistes, organisme de représentation des débitants de tabac, contrôle 2 % du capital de la FDJ et touche de confortables dividendes de la FDJ (2,6 millions d’euros en 2018) sans que nous ayons toutefois pu identifier de communication à ce sujet de la part de la confédération. La Mutuelle du Trésor détient quant à elle 1 % sans qu’il nous ait été possible d’identifier clairement son affectation compte tenu des évolutions des structures mutualistes. Nous pouvons néanmoins constater que les fonctionnaires de Bercy à la manœuvre dans les opérations successives de restructuration de la FDJ et très présents dans le conseil d’administration de la FDJ ne se sont pas oubliés.
Citons encore la Comalo (Compagnie marseillaise de loteries), société privée possédée à hauteur de 66,6 % par deux particuliers, et qui détient 0,6 % des actions. Son compte de résultat 2017/18 signale un chiffre d’affaires de 0 euro, des revenus uniquement financiers (872 000 euros, les dividendes de la FDJ majoritairement) mais des charges d’exploitation (dont des salaires) de 266 000 euros, le tout avec une trésorerie confortable d’environ 2,9 millions d’euros…
N’oublions pas non plus parmi les actionnaires le personnel de la FDJ. Au travers d’un FCPE (Fonds commun de placement d’entreprise), les salariés détiennent environ 5 % du capital. Pour 2017, ils ont ainsi touché des dividendes de 6,5 millions d’euros (2 929 euros par personne sur la base des 2 219 salariés de la FDJ et de ses filiales), sans compter une participation et un intéressement des salariés de 23,4 millions d’euros (10 545 euros par personne) ainsi que des avantages à long terme de 3 millions d’euros (soit 1 352 euros par personne). Avec un salaire moyen annuel de 84 137 euros (charges sociales salariales et patronales incluses), on peut avancer sans crainte que la statut de salarié de la FDJ est enviable.
Mais ce statut est-il menacé ? Tout comme le sont les avantages des actionnaires minoritaires ? Le gouvernement a d’ores et déjà indiqué que les actionnaires historiques pourraient conserver leur participation et que le personnel pourrait même progresser au capital, ce qui revient à pérenniser des « fromages » à la légitimité contestable puisqu’il s’agit d’un monopole concédé par l’État qui a désormais vocation a être remis en jeu régulièrement via le système concessionnaire. Reste toutefois à savoir quelles pourraient être les conséquences juridiques et financières d’une « expropriation » des actionnaires historiques…
On s’étonnera peut-être de voir le nom d’Adam Smith associé au terme de romantisme économique, et pourtant…
Injustement qualifié de père d’un libéralisme économique sauvage prônant le seul intérêt individuel, l’égoïsme et la dure loi du marché, Adam Smith est avant tout un philosophe moraliste et sentimentaliste, emblématique des Lumières écossaises, pour qui sentiments moraux et passions humaines sont les ingrédients premiers à coordonner et à mettre en musique pour assurer l’harmonie sociale. C’est dans sa Théorie des sentiments moraux (TSM, 1759) qu’Adam Smith présente son système philosophique, un ouvrage rarement cité par les économistes qui lui préfèrent l’Enquête sur la nature et les causes de la richesse des nations (RDN, 1776), considéré par de nombreux économistes (et hommes politiques) comme la bible du capitalisme. Adam Smith considérait pourtant sa Théorie des sentiments moraux comme son œuvre centrale, un ouvrage qu’il n’a d’ailleurs cessé de corriger et de compléter jusqu’à sa mort, lui ajoutant avant de mourir une dernière section intitulée « De la corruption de nos sentiments moraux occasionnée par cette disposition à admirer les riches et les grands, et à mépriser ou négliger les personnes pauvres et d’humble condition »…
Mais le succès et la postérité exceptionnels de la RDN, généralement considérée comme l’acte fondateur à partir duquel l’économie se constitua comme une discipline autonome, ont conduit à sous-évaluer la dimension philosophique de la pensée Smithienne et à en faire le père d’une science économique moderne mécaniste et rationaliste. Adam Smith serait à l’origine de l’Homo œconomicus, mythe fondateur de l’économie moderne et représentation théorique du comportement humain fondée sur des hypothèses de rationalité absolue et d’optimisation. C’est pourtant une tout autre approche des comportements humains que décrit Smith dans sa TSM avec un Homo sympatheticus qui, grâce à l’imagination, entre « en sympathie » et s’accorde aux sentiments d’autrui. Approcher l’économie politique sous cet angle de la philosophie sentimentaliste ouvre une tout autre perspective, plus proche du romantisme que de l’économisme rationaliste dominant.
De l’Homo œconomicus à l’Homo romanticus
Si les controverses sur la présupposée contradiction ou revirement dans l’œuvre d’Adam Smith semblent résolues dans la communauté des économistes (et plus particulièrement, les historiens de la pensée économique), la question de fond demeure, bien au-delà des interprétations smithiennes : comment prendre en compte les comportements, les passions et les sentiments humains dans l’analyse économique ? Comment appréhender les mécanismes de marché en y intégrant le rôle des sentiments humains et de la morale ? Certainement pas en réduisant l’être humain à un Homo œconomicus parfaitement rationnel, égoïste et calculateur, comme le fait une grande partie de la science économique moderne.
Dans sa TSM, Adam Smith décrit un processus de sympathie grâce auquel passions et sentiments se communiquent d’un individu à un autre. La sympathie, définie comme « l’affinité avec toute passion quelle qu’elle soit », désigne donc un accord de sentiments entre deux personnes qui permet un partage et un accord grâce à un processus d’identification, par lequel l’individu se met à la place d’autrui et imagine ce qu’il ressentirait dans sa situation.
Smith décrit ainsi la société comme un théâtre permanent dans lequel nous sommes alternativement spectateurs et acteurs et, au sein duquel, c’est la sympathie qui est à l’origine du jugement moral. Si la sympathie est la clé de voûte du système philosophique smithien, l’imagination en est une condition nécessaire :
« C’est par l’imagination que nous pouvons former une conception de ce que sont ces sensations… Par l’imagination, nous nous plaçons dans sa situation, nous nous concevons comme endurant les mêmes tourments, nous entrons pour ainsi dire à l’intérieur de son corps et devenons, dans une certaine mesure, la même personne. »
L’Homo sympatheticus smithien semble donc plus proche de l’Homo romanticus, animal social créatif, sentimentaliste, sympathique et imaginatif, que de l’Homo œconomicus rationaliste.
« Mais quelle que puisse être la cause de la sympathie ou de quelque manière qu’elle puisse être excitée, rien ne nous plaît tant que d’observer chez d’autres hommes une affinité avec toutes les émotions de notre âme et rien ne nous choque plus que l’apparence du contraire. » (TSM, 1759)
C.D Friedrich, Le voyageur contemplant une mer de nuages.Wikipedia
L’amour du système
Ce lien avec le romantisme est développé dans l’ouvrage stimulant de Richard Bronk (2009) The romantic economist : Imagination in economics, qui prend comme point de départ le fait que l’économie réelle semble bien plus dépendre de la créativité, de l’imagination et des sentiments des acteurs que de lois mécaniques.
S’il est difficile de trouver une unité structurelle dans la pensée romantique, il s’en dégage certains principes revendiquant un autre rapport au savoir, une rupture esthétique et intellectuelle, la primauté d’un ordre organique sur l’ordre rationnel, le règne de la subjectivité et la quête de la singularité. Ces principes, appliqués à l’économie politique, ouvrent, selon Richard Bronk, de nouvelles perspectives théoriques et évitent d’être enfermé dans le système dogmatique dominant.
La dimension systémique de la pensée est au cœur de la réflexion. En effet, si nous devions résumer le romantisme à une idée centrale, ce serait sans doute l’idée selon laquelle il n’existe aucun système explicatif englobant et objectif, pas plus qu’il n’existe un unique idéal ou un seul schéma d’action cohérent pour l’humanité, susceptible d’être découvert par la seule raison. Le rationalisme a ses limites et, comme le souligne Edgar Morin, la vraie rationalité dialogue avec un réel qui lui résiste et « un rationalisme qui ignore les êtres, la subjectivité, l’affectivité et la vie est irrationnel ».
Une idée que l’on retrouve chez Smith qui, dans son Traité d’astronomie, explique que tous les systèmes scientifiques sont de « pures inventions de l’imagination destinées à lier entre eux des phénomènes de la Nature, qui sans ce secours seraient discordants et désunis ». Dans la pensée smithienne, la science de l’homme s’appuie donc fondamentalement sur les « lois de l’imagination ». La notion de système revient d’un ouvrage à l’autre et, dans son Traité sur les arts imitatifs, Smith y ajoute un élément central de plaisir et d’esthétique. Il y a chez Smith un « amour du système » lié à l’amour et la beauté de l’ordre harmonieux, ainsi qu’à « l’esprit de système » qui nous fait accorder plus d’intérêt à l’ajustement des moyens qu’à la fin :
« Le même amour du système, la même attention à la beauté de l’ordre, de l’art et de l’arrangement, sert souvent à recommander les institutions qui tendent à promouvoir le bien public. »
En mettant en ordre le chaos des apparences, le système soulage l’imagination et supprime des causes de déplaisir en traçant des relations et une certaine harmonie. Smith insiste sur la beauté et la nouveauté qui aident une théorie à s’imposer. Bref, pour Smith le système a valeur esthétique. Un système philosophique qui, pris dans son ensemble, présente donc des principes communs avec l’approche romantique.
Pour une économie politique romantique
Quelles seraient les implications de l’intégration de cet Homo romanticus dans les modèles économiques ? Que serait une économie politique romantique ? Sur ce point, Bronk insistesur le fait que « l’économiste romantique » doit en premier lieu se souvenir que la définition de son projet de recherche et son observation des données sont conditionnées par ses croyances a priori et les éléments de langage (dont les métaphores, nombreuses en économie). Un aspect particulièrement important en raison de la dimension performative du discours économique, qui nous renvoie au célèbre passage de la Théorie générale où Keynes écrit :
« Les idées, justes ou fausses, des philosophes de l’économie et de la politique ont plus d’importance qu’on ne le pense en général. À vrai dire, le monde est presque exclusivement mené par elles. Les hommes d’action qui se croient parfaitement affranchis des influences doctrinales sont d’ordinaire les esclaves de quelque passé. »
Les premières leçons que les économistes peuvent tirer du romantisme sont donc la nécessité d’un pluralisme des valeurs et des approches, l’importance du langage et des métaphores, le rôle clé de l’imagination et de l’intuition dans nos perceptions du monde. Une approche romantique de l’économie consiste à reconnaître les limites du rationalisme, à quel point les modèles structurent notre vision de l’économie et influencent les comportements, et à accepter qu’il n’y a pas une seule vision du monde, et en particulier du monde économique, qui prévaut, mais une multiplicité de visions et de points de vue à trouver pour appréhender la complexité et le caractère multidimensionnels des phénomènes économiques. Une approche romantique implique également de considérer l’économie comme un processus dynamique et créatif empreint d’une incertitude radicale que les modèles mathématiques mécanistes ne peuvent contrôler et prédire, et de prendre en compte l’incertitude rationnelle plutôt que parier sur l’illusion rationalisatrice.
Plus qu’un changement de paradigme, l’économie politique romantique invite à une multiplication des paradigmes et des points de vue, évitant le rationalisme extrême et l’enfermement idéologique. Une forme d’ouverture et d’éclectisme permettant d’imaginer de nouvelles métaphores, plus organiques et poétiques, une nouvelle langue économique permettant de voir le monde autrement, tout en étant conscient que la langue constitue en elle-même le point de vue.
Un économiste romantique se devra également de considérer que l’imagination, les émotions et les sentiments moraux importent autant, voire plus, que la seule raison. La non-anticipation de la crise financière de 2008 est symptomatique de la limite des modèles économiques qui ne prennent pas en compte les questions morales et éthiques, ainsi que les fameux « animal spirits » qui guident les décisions économiques.
Même si l’économie comportementale et expérimentale a considérablement enrichi l’étude des comportements économiques, ce sont encore les métaphores mécanistes qui guident les modèles économiques, au détriment d’une approche plus organique favorisant l’analogie biologique, préconisée notamment par Keynes qui souligne combien l’économiste est confronté à des problèmes d’unité organique et de discontinuités, bien loin des lois mécanistes, ou par Marshall qui soulignait combien les forces organiques de la vie et de la déchéance étaient dominantes dans ce qu’il nomme la « biologie économique ».
L’économie romantique appellerait donc à se tourner vers le vivant et les forces fécondes de la nature, ainsi que vers les processus créatifs et imaginatifs, impliquant un autre rapport à la nature et à la valeur immatérielle de toute chose. Des processus créatifs au cœur des enjeux sociétaux contemporains comme la durabilité des écosystèmes, les nouveaux modèles liés à l’économie numérique ou l’économie créative, pour lesquelles de nouvelles métaphores organiques sont sans doute à trouver.
Contrairement à une idée reçue, le programme des Lumières et le romantisme n’avaient nullement vocation à s’opposer. Bien au contraire, comme on le voit dans l’œuvre de Smith, les sentiments humains constituaient le thème central des Lumières écossaises. L’opposition raison/imagination n’apparaît nullement dans l’œuvre de Smith et la scission entre culture scientifique et culture du sentiment et de l’imagination ne fait pas partie du programme intellectuel des Lumières. À cette époque, comme le souligne Freeman Dyson dans son article de 2009 intitulé « When science and poetry were friends », les scientifiques étaient aussi romantiques que les poètes.
Le fossé entre ce que C. Snow nomme les « deux cultures », culture scientifique et littéraire, s’est creusé plus tard sous l’effet combiné de la domination des approches mécanistes, de l’hyperspécialisation des disciplines et de la fragmentation des savoirs. Un fossé qu’une approche romantique de l’économie pourrait combler, non pas en se substituant aux approches rationalistes et mécanistes, mais en favorisant une multiplicité de paradigmes et une approche holistique de la réalité socio-économique permettant d’appréhender sa complexité et sa multi-dimensionnalité, plaçant l’imagination et les sentiments humains au cœur, dans une forme « d’éclectisme discipliné ». Un programme dans lequel l’Homo sympatheticus et la philosophie morale smithienne trouvent toute sa place.
Associate Professor de littérature française et francophone à l’Université d’Oxford, Fellow 2015-2016, Institut d’études avancées de Paris (IEA) – RFIEA
Photo d’Albert Camus prise en 1957 juste après l’annonce de son prix Nobel de littérature. AFP
« Le terrorisme » préoccupe la France et l’Europe depuis le début des années 2000, dans le sillage du 11 septembre 2001. La multiplication d’attentats – revendiqués pour un certain nombre par Al-Qaïda et Daech – au cours de la décennie actuelle a fait de ce terme l’un des plus répandus dans les discours politiques, couvertures médiatiques et conversations courantes de ces zones géographiques, parmi bien d’autres.
Ceci sans que soit généralement interrogée sa définition. Et pour cause : le « terrorisme » fait partie de ces vocables que nous employons en pensant nous entendre sur son sens alors qu’il échappe à une acception stable.
Ainsi la répression vichyste et allemande qualifiait-elle les Résistants de « terroristes » pendant la Seconde Guerre mondiale ; en 1984, Ronald Reagan accueillait à la Maison Blanche des chefs moudjahidines afghans que les États-Unis baptisaient alors « combattants de la liberté ». Point de vue et intérêt du locuteur, contexte historique, circonstances politiques font du « terrorisme » un objet éminemment mouvant. Le penser de manière critique nécessite la prise en considération de questions premières, dont les suivantes : Quels sont les éléments constitutifs du terrorisme ? Où commence-t-il et où finit-il, comparé à d’autres formes de violence politique ? Peut-il jamais être légitime ?
Relire Camus
Albert Camus (1913-1960), écrivain de son état, éclaire en partie ces interrogations à travers deux corpus : d’une part, les interventions et écrits journalistiques, politiques, épistolaires et philosophiques par le biais desquels il intervint dans une histoire européenne et mondiale contemporaine des plus sanglantes ; et, d’autre part, une abondante production littéraire qui se colleta avec le terrorisme au moyen de la représentation fictionnelle.
Ces deux ensembles témoignent d’une compréhension inclusive du terrorisme. L’auteur y combat franquisme, nazisme, fascisme, collaborationnisme, stalinisme, et, pendant la guerre d’Algérie (1954-1962), la violence meurtrière du Front de Libération Nationale visant les civils européens d’Algérie et arabo-berbères, mais également le contre-terrorisme de l’État français – qui eut recours à la torture et au concept de « responsabilité collective » – et les exactions des ultras.
« Le » terrorisme qu’analyse et récuse Camus est donc pluriel. Sous sa plume, le nom fait référence, ici, à des politiques coordonnées par les détenteurs d’un pouvoir en place qui l’assoient ou l’étendent par ce truchement, et là, à une technique subversive clandestine visant à contester un pouvoir établi.
Le terrorisme : affaire d’État aussi
Les terrorismes qu’évoque Camus sont en majorité du premier type. Ils émanent d’appareils dominants – États et partis. L’Homme révolté l’atteste, l’auteur a connaissance des origines modernes, étatiques, du terrorisme, qui datent de la Terreur (1793-1794).
Cet essai propose notamment une généalogie du « terrorisme d’État » en Occident depuis la période révolutionnaire jusqu’en 1951, année de publication de l’ouvrage. Clandestins ou publics, les articles, éditoriaux, appels et conférences de Camus datant des années 40 et 50 dénoncent cette réalité politique dans son siècle.
Ils dissèquent entre autres les pratiques totalitaires et le fait concentrationnaire qui caractérisèrent les forces de l’Axe. À rebours de certains de ses contemporains silencieux ou satisfaits face au communisme stalinien, Camus pointe parallèlement la persistance de la terreur d’État après guerre dans le monde soviétique.
Ces critiques transitent aussi par des mises en images saisissantes : les tragédies Caligula(1944) et L’État de siège (1948), ainsi que le roman allégorique La Peste (1947) et la nouvelle aux allures expérimentales « Le Renégat ou Un esprit confus » (1957) donnent chair au caractère mortifère que peut revêtir une force souveraine. Ils mettent à nu les mécanismes psychologiques, administratifs et logistiques qui sous-tendent la terreur jusqu’à la farce, et, parfois, soulignent l’éclosion d’une pensée et d’une organisation à même de lui résister, non sans difficulté.
Camus à propos de Caligula.
« La peur est une technique »
L’hétérogénéité du terrorisme auquel Camus se confronte sa vie durant et la prédominance d’un terrorisme venu « d’en haut » dans ses écrits n’empêchent pas le Prix Nobel d’identifier quelques propriétés communes à ces phénomènes divers. Il montre que tous reposent sur un même affect mû en outil politique. Autrement dit, « la peur est une technique ».
L’écrivain met ainsi à jour l’opération métonymique qui fonde le terrorisme : le sentiment provoqué chez les témoins et victimes devient le nom de la stratégie tout entière.
Par ailleurs, il affirme que le terrorisme, quel qu’il soit, naît de l’absolutisation de valeurs ou de causes choisies.
La critique de Camus relève également le risque de mutation des terrorismes, et plus particulièrement la possibilité qu’un terrorisme d’opposition se fasse terreur d’État après que ceux qui le perpètrent ont accédé au pouvoir, ou le fait que des stratégies contre-terroristes (répression, torture) fassent d’un État démocratique un État basculant dans la terreur.
Dans cette typologie en partie dynamique, les terrorismes qui attentent à la vie humaine se voient le plus souvent, mais non systématiquement, rejetés par l’écrivain. Ils le sont au nom du refus de la légitimation du meurtre : la violence organisée doit selon lui constituer une transgression exceptionnelle, réduite a maxima, servant la liberté et « sauv[ant] les corps » autant que faire se peut.
Combattre les terreurs
Ces récusations ne s’accompagnent pas moins d’une approche différentielle des solutions opposables aux terrorismes. La terreur d’État, qui conjugue abstraction de la vie d’autrui et meurtre de masse, doit selon l’auteur être contrée sans délai, par la force si besoin.
Ainsi la Résistance par les armes lui semble-t-elle légitime pendant la Seconde Guerre mondiale. Le terrorisme étatique doit aussi buter contre une réponse internationaliste émanant d’institutions à même d’user de mesures de rétorsion économiques, légales, diplomatiques et symboliques (ONU, Unesco), et contre des organismes transnationaux indépendants (Groupes de liaison internationale, Comité international d’Humanité).
Quand il a pour motivation la liberté et l’égalité des peuples, le terrorisme clandestin se juge autrement, dit Camus. Certes, s’il attente délibérément à la vie de civils, il doit à ses yeux être condamné de manière univoque. Le confirment, pendant la guerre d’indépendance, maints écrits journalistiques, un vain « Appel pour une trêve civile en Algérie » (1956) et des scènes-clés pathétiques dans l’ébauche de son roman d’inspiration autobiographique Le Premier Homme (posth. 1994).
Cependant, Camus appelle à la condamnation en miroir de la répression et des peines capitales frappant ceux qui recourent à la violence organisée pour accéder à leur émancipation. Selon lui, ce terrorisme révolutionnaire « d’en bas » qui aspire à la libération d’un peuple doit également conduire le pouvoir en place à en interroger les origines et à rechercher des « actes positifs » susceptibles d’enrayer un mimétisme meurtrier. La réforme politique, le dialogue, l’amnistie ou la grâce des combattants condamnés en font partie.
Protestation de Camus contre la condamnation à mort du jeune chypriote Michel Karaolis, militant pour l’autodétermination de son île et pour son rattachement à la Grèce. Accusé du meurtre d’un policier en charge d’espionner l’Organisation nationale des combattants chypriotes (EOKA), Karaolis est pendu le 10 mai 1956.Karaol/Wikimedia, CC BY-NC
Des « meurtriers délicats »
Injustifiable dès qu’il cible les populations civiles, le terrorisme révolutionnaire qui milite pour quelque affranchissement et égalité trouve une légitimité à des conditions très strictes, dans l’optique camusienne. La pièce Les Justes (1949) les précise. Ses héros, que l’auteur nomme ailleurs des « meurtriers délicats », sont inspirés de figures historiques véritables. Il s’agit des membres de l’Organisation de combat des socialistes révolutionnaires (SR), dont Ivan Kaliayev, qui assassina l’autocrate grand-duc Serge Alexandrovitch de Russie en 1905 après avoir d’abord renoncé à son attentat pour épargner les deux enfants qui accompagnaient son ennemi dans sa calèche.
Camus fait de ces « terroristes » qui refusent d’exécuter les enfants en même temps que le tyran et qui, de plus, sont répugnés par le sang et veulent pour cette raison mourir après avoir tué, l’incarnation d’une révolte authentique, et respectable.
Par opposition, le nihiliste prêt à assassiner quiconque croise le chemin de sa cause – le personnage de Stepan – perd sa légitimité, quelle que soit l’aliénation dont sa condition le fasse souffrir.
L’intrigue et le langage que forge Camus dans cette création hybride, mi-tragique, mi-mélodramatique, disent comment un activisme qui se targue de fins émancipatrices s’honore en circonscrivant l’assassinat politique dans les frontières les plus étroites.
Mais la pièce suggère aussi que l’activisme des opprimés peut se compromettre dans une terreur aveugle et désespérée, semblable aux méthodes d’un pouvoir despotique, quand est perdu le sens de ces limites. La fiction érige en modèle un terrorisme scrupuleux sans en masquer la vulnérabilité. En contexte, et en creux, elle oppose cet étalon de la violence politique au stalinisme – et, plus tard, au FLN, dont Camus dit pouvoir respecter la cause, non les moyens.
Un écrivain « embarqué »
Camus ne se voulait pas artiste « engagé » mais « embarqué », c’est-à-dire solidaire de ses contemporains et non promoteur d’un programme politique par la voie des lettres.
Ce n’est pas, assurément, que l’auteur fût exempt d’une subjectivité politique, comme l’illustre son désir de voir émerger une Algérie fédérale – multi-culturelle, où tous jouiraient des mêmes droits – plutôt qu’une Algérie indépendante pendant la guerre. Mais son « embarquement » nous donne accès aux réalités de son époque et à l’imaginaire qu’elles fécondèrent à travers le prisme d’une proximité critique, au sens originel de ce qualificatif : l’auteur s’efforce de passer au tamis, pour mieux le discerner, l’objet complexe qu’est le terrorisme. Écartant sensationnalisme, propagande et lectures monolithiques d’une réalité protéiforme, son écriture desserre un peu l’étau de ce qu’il nommait « le siècle de la peur ».
Cet article a d’abord été publié dans le journal du RFIEA, Fellows n°57 édité par Aurélie Louchart. Le réseau français des instituts d’études avancées a accueilli plus de 500 chercheurs du monde entier depuis 2007. Découvrez leurs travaux sur le site Fellows.