Professeure des universités en études russes et soviétiques, Université de Rennes 2, chercheuse au CERCLE, Université de Lorraine
Un passant portant un masque de protection passe devant une affiche célébrant le 75e anniversaire de la Victoire, à Moscou, le 19 avril 2020. Kirill Kudryavtsev/AFP
Il faut d’abord le rappeler : la Seconde Guerre mondiale a été gagnée contre l’Allemagne nazie grâce, en bonne partie, à l’engagement de millions de Soviétiques – Russes et non Russes – qui ont subi des pertes humaines effroyables et ont été traités de façon particulièrement cruelle par les Allemands, que ce soit sur les champs de bataille, dans les territoires occupés ou dans les camps de prisonniers.
Parce que chaque famille ou presque a été touchée dans sa chair, le 9 mai – qui commémore la Victoire de 1945 et n’est férié que depuis 1965 – est la fête nationale dans laquelle se reconnaissent le plus de Russes. Toutefois, elle est de plus en plus instrumentalisée par les dirigeants pour affirmer une sorte de primauté morale face aux pays voisins et activer un patriotisme agressif à l’intérieur.
Des interprétations différentes et conflictuelles
Les mémoires de la Seconde Guerre mondiale demeurent plurielles et souvent conflictuelles en Europe centrale et orientale. Le choix de célébrer la fin du conflit le 8 mai, comme en Europe occidentale, ou le 9 mai, comme en Russie, loin d’être anecdotique, indique l’interprétation de la guerre qui est privilégiée. C’est pourquoi à Riga, capitale de la Lettonie où vit une importante communauté russophone, la Victoire est fêtée à la fois le 8 et le 9 mai, en des lieux différents et par des segments de population qui ne se mêlent que rarement ces jours-là.
De même, le fait de parler de « Seconde Guerre mondiale » ou de « Grande Guerre patriotique » est révélateur, ces deux groupes nominaux n’étant pas synonymes, puisque la première commence en 1939 et la seconde le 22 juin 1941, date de l’invasion de l’URSS par le Reich – ce qui permet d’évacuer l’attaque de la Pologne, de la Finlande et des pays baltes par l’URSS. La question du comportement de l’URSS entre août 1939 et juin 1941 demeure, en effet, sensible, tout comme celle des raisons et des conséquences de la signature du pacte Molotov-Ribbentrop le 23 août 1939 et celle des purges menées au sein de l’Armée rouge par Staline avant la guerre et, donc, de l’impréparation de l’URSS à l’attaque allemande du 22 juin 1941.
Une autre question est particulièrement conflictuelle : l’URSS a-t-elle libéré les pays d’Europe centrale et orientale du nazisme en 1944-1945 et/ou les a-t-elle occupés (directement ou à travers l’instauration d’un régime communiste local) jusqu’en 1989 ou 1991 ? Tandis que la plupart des dirigeants, voire des citoyens, de l’Europe jadis communiste font valoir cette dernière vision des choses, la Russie poutinienne, elle, accuse les Baltes, et depuis 2013 l’Ukraine, d’éprouver à ce jour des sympathies pour les nazis et d’encourager une renaissance du « fascisme ». Reprenant à son compte l’opposition binaire cultivée par l’URSS, elle se prétend « antifasciste » par essence et accuse ceux qui contestent son autorité de « fascisme » à des degrés divers (soit dit en passant, cette détermination de l’URSS, puis de la Russie, à remplacer le terme de « national-socialisme » par celui de « fascisme » mérite réflexion).
En outre, elle tend à justifier les purges staliniennes dont elle a pourtant été la première victime, et prétend que celles-ci ont permis à l’URSS de rattraper son retard économique et de gagner la Seconde Guerre mondiale (thèse notamment défendue dans ce manuel commandé et soutenu par l’administration présidentielle russe : Istorija Rossii. 1900-1945. 11 klass). De ce point de vue, la Victoire de 1945 donnerait un sens aux répressions staliniennes.
Inévitable, le conflit mémoriel entre Moscou et ses anciens satellites est devenu très visible en 2007 : la Russie a déclenché une émeute parce que les autorités estoniennes avaient décidé de déplacer une statue de soldat érigée en 1947 en hommage aux Soviétiques tués pendant la guerre. La question se pose en fait dans toute l’Europe jadis communiste : que faire des monuments affichant faucilles et marteaux ? À des rythmes différents, ces monuments ont été ou sont progressivement mis à l’écart. Ce n’est pas le cas en Russie.
Une transformation de la conception du 9 mai
Le tournant dans le discours russe sur le 9 mai a éclaté aux yeux de tous après l’annexion de la Crimée en 2014, mais avait été amorcé auparavant. En effet, à l’époque soviétique et dans les années 1990, un slogan primait : « Surtout, qu’il n’y ait plus jamais de guerre », et c’est ce slogan qu’ont traduit, dès les années 1950, des films merveilleusement humains, tels que La Ballade du soldat ou Quand passent les cigognes.
Ce slogan pacifique était répété lors des rencontres avec les anciens combattants organisées chaque 9 mai dans les parcs des grandes villes, et a été complété, le temps passant, par un autre : « Merci à nos grands-pères pour la victoire. »
Ces dernières années, un slogan très différent s’est imposé : « Nous pouvons remettre ça » – « ça » faisant référence à la déroute infligée par l’Armée rouge. Cette affirmation menaçante s’accompagne de formules martiales comme « À Berlin ! », placardée sur certaines voitures, ou encore « Les grands-pères ont vaincu, les petits-fils vaincront », avec la date de 1945 pour les premiers, et celle de 2014 ou d’une année ultérieure pour les seconds.
Parallèlement, des enfants de moins de six ans sont habillés en soldats de l’Armée rouge ou déguisés en tanks, une pratique qui reflète aussi le retour des enseignements dits « patriotiques » et des exercices militaires dans les écoles russes. Ce slogan « Nous pouvons remettre ça » est souvent illustré par des dessins explicitement sexuels : le sort réservé en 1945 au Reich par l’URSS y est promis aux États-Unis. Les pleurs et le deuil ont donc été largement remplacés par des fanfaronnades agressives. Ce tournant s’accompagne d’une revalorisation de la symbolique soviétique et de la personne de Staline, qui aurait permis la Victoire. Un projet idéologique s’affirme.
Répétitions de la cérémonie du 9 mai, le 7 mai 2019 à Moscou.Kirill Kudryavtsev/AFP
Cette évolution suscite inquiétude et irritation dans l’espace ex-soviétique où le ruban de Saint-Georges est très mal vu. Perçu comme « un élément indissociable de la propagande du Kremlin », il est notamment interdit en Ukraine. Des groupes très provocateurs portent toutefois ces rubans jusqu’au cœur de l’Europe. C’est le cas des « Loups de la nuit », ces motards protégés par Poutine qui ont participé, sous la supervision des services russes de renseignement militaire (GRU), à l’agression de la Crimée puis sont intervenus dans le Donbass ukrainien. Du coup, leur volonté d’aller fêter la Victoire à Berlin, en brandissant rubans de Saint-Georges et drapeaux des « Républiques populaires » de Donetsk et de Lougansk, inquiète les voisins de la Russie. Dès 2015, la Pologne refuse de les admettre sur son territoire ; d’autres pays l’ont depuis imitée.
Apparemment plus émouvant, le phénomène du « Régiment immortel » – une manifestation initialement spontanée lancée à Tomsk en 2012 et rapidement reprise en main par les autorités, qui consiste à défiler avec des photos de parents ayant participé à la guerre – relève d’une même logique de communication à double sens ; c’est pourquoi le Bélarus, par exemple, refuse d’enregistrer l’association voulant organiser ce défilé, et privilégie sa propre manifestation dans laquelle il n’y a ni drapeaux soviétiques, ni rubans de Saint-Georges.
La lassitude en Russie même
Ces derniers mois, le ton n’a cessé de monter entre, d’une part, les dirigeants russes et, d’autre part, la Pologne et la Tchéquie, sur l’interprétation et les commémorations de la fin de la Seconde Guerre.
Le succès de cette escalade est loin d’être garanti à moyen terme. En effet, 80 % des habitants de Russie, fatigués des promesses non tenues, des détériorations de leur niveau de vie et de l’isolement croissant de leur pays, aspirent à des relations amicales avec l’Occident. Ce qui semble exclure les « Nous pouvons remettre ça » et les virées des « Loups de la nuit »…
Professeur de logistique et supply chain, Neoma Business School
La France affronte la crise actuelle avec une organisation logistique désintégrée. Pascal Guyot / AFP
Au début de l’épidémie du coronavirus, l’État n’avait en stock qu’une centaine de millions de masques chirurgicaux et aucun masque FFP2. Alors qu’il n’existait plus sur le sol français de véritable filière industrielle pour produire des masques, l’État a alors réservé les faibles stocks existants aux soignants, et expliqué à la population que le port d’un masque n’était « pas utile ».
Face au risque de pénurie, l’État a passé de multiples commandes en Chine, et a improvisé pour recréer en urgence des capacités de production nationales. Disposant de plus de stocks et capacités, l’État a peu à peu changé son discours, et recommande désormais le port du masque.
La stratégie et le discours de l’État sur les masques ont ainsi été dictés par ses faibles moyens industriels et logistiques. Comment comprendre ce fiasco, alors que le stock de masques était, en 2010, d’1,7 milliard et qu’existait alors en France une usine capable de produire 180 millions de masques dans l’année ? Retour sur une tragédie industrielle et logistique en cinq actes.
Acte 1 : la création en 2007 de l’EPRUS, bras armé logistique de l’État
Tout commence dans les années 2000. À cette époque, les crises sanitaires se multiplient en France : en 2001, le 11-Septembre et l’explosion d’AZF posent la question des risques nucléaires, radiologiques, biologiques et chimiques ; en 2003, l’épidémie de SARS se propage avec 4 cas en France, dont un mort, et la France vit un épisode de canicule dramatique ; en 2005 enfin, l’épidémie de chikungunya se développe et la grippe aviaire menace de se propager en Europe.
Face à ces crises sanitaires, l’État n’est pas bien préparé. Dans leur rapport sur la réponse à l’épidémie de SARS (4 cas !), les cliniciens estiment que « s’ils avaient été confrontés à une épidémie plus grave et plus durable […], les capacités de prise en charge auraient été rapidement dépassées, avec un épuisement probable des équipes au-delà de deux semaines ».
Pour ce qui est des stocks de produits nécessaires en cas de crise, l’État répond au coup par coup. Le ministère de la Santé, par le biais du département des situations d’urgence sanitaire (DESUS), créé en 2004 au sein de la direction générale de la santé (DGS), se charge d’acheter des stocks sanitaires publics et de les gérer. Alors que le montant et le volume des stocks ne fait qu’augmenter (ils atteindront fin 2007 une valeur de 765 millions d’euros, représentant 100 000 palettes et une cinquantaine de références), le DESUS n’est doté que de « deux logisticiens dédiés au suivi opérationnel des stocks », qui sont répartis sur plus de 72 sites, d’après le rapport du sénateur Jean‑Jacques Jégou.
Les politiques prennent alors conscience que l’État doit mieux se préparer aux crises sanitaires et notamment au risque pandémique. En 2004, la France se dote d’un plan gouvernemental de prévention et de lutte face aux pandémies grippales d’origine aviaire. En 2005, un rapport très détaillé du Sénat est publié sur le risque épidémique.
En 2006, le sénateur Francis Giraud rédige une proposition de loi relative à la « préparation du système de santé à des menaces sanitaires de grande ampleur ». Elle aboutit à ce que le 5 mars 2007, l’État créé l’Établissement pour la préparation aux risques et urgences sanitaires (EPRUS).
Ce nouvel établissement, financé à parité par l’État et l’assurance maladie, se voit confier deux missions : 1) la création d’une réserve sanitaire ; 2) la gestion logistique des « moyens de lutte contre les menaces sanitaires graves ». L’EPRUS est doté cependant de très peu d’autonomie de gestion puisqu’il est placé sous la tutelle étroite du ministère de la Santé, dans le cadre d’une convention contraignante (comme le montre le document ci-dessous extrait du rapport Jégou) :
Convention-cadre entre l’État et l’EPRUS.Rapport Jégou (2008)
Il fait par ailleurs face à une situation de départ catastrophique sur le plan logistique : les produits sont stockés dans un grand nombre d’établissements « dont le statut et les liens contractuels avec l’EPRUS varient fortement » ; ces sites sont « dispersés » et « présentent des conditions de conservation hétérogènes » ; le suivi des stocks est difficile du fait que l’outil informatique n’est pas « relié aux systèmes d’information des prestataires de l’EPRUS » ; enfin, des incertitudes juridiques entourent les procédures « d’allongement des dates de validité des produits ».
Acte 2 : Les masques, enjeu étatique face à la crise de la grippe A(H1N1)
Alors que des problèmes administratifs ont retardé sa mise en place, le tout jeune EPRUS doit faire face en 2009 à la crise de la grippe A. L’État, qui avant la crise disposait déjà d’un stock important (estimé à 765 millions), se montre prévoyant, et à l’initiative de la ministre de la Santé de l’époque, Roselyne Bachelot, commande en surplus des vaccins et les fameux masques.
Concernant les masques, leur approvisionnement ne soulève alors aucun problème. Il faut dire que depuis la prise de conscience des risques sanitaires au milieu des années 2000, l’État a, comme l’a révélé la revue Politis début avril, soutenu la mise en place d’une véritable industrie française.
Alors que le risque, en cas de pandémie mondiale, est que chaque pays garde sa production, un protocole d’accord a été signé en 2005 par le ministre de la Santé, Xavier Bertrand auprès de plusieurs groupes, selon une logique qui est proche de la délégation de service public. Ce protocole prévoit durant la période 2005-2010 l’achat par l’État de plusieurs millions de masques chaque année ; que l’État sera prioritaire en cas de besoin ; que l’entreprise disposera d’un stock tampon, etc. Au total, l’entreprise doit garantir sur le sol français la fabrication de 180 millions de masques par an.
Protocole ministériel signé le 26 décembre 2005 révélé par Politis.
Concernant le port du masque, l’émergence de l’épidémie conduit par ailleurs l’État à affiner peu à peu une doctrine sur le type de masques qui doit être porté et par qui (voir tableau ci-dessous). L’État recommande ainsi que des masques FFP2 de protection soient utilisés non seulement par les salariés directement exposés au risque, notamment les soignants, mais aussi par ceux qui sont exposés régulièrement au public (par exemple aux guichets ou aux caisses).
Plan pandémie grippale 2006, Plan pandémie grippale 2009, Fiche C4 sur les mesures sanitaires.
Pour ce qui est des masques chirurgicaux anti-émission, ils doivent être utilisés par les cas possibles et confirmés, ainsi que par certains salariés des entreprises, quand le risque n’est pas aggravé. Concernant la population, « l’état des connaissances et des possibilités d’équipement par exemple, n’a pas conduit, à formuler une recommandation générale concernant le port d’un masque par les personnes vivant dans l’entourage d’un cas possible ou confirmé, ou participant aux activités de vie collective (lieux publics et transports en commun) ».
Conformément à cette doctrine, à la fin de 2009, l’État dispose d’un stock conséquent géré par l’EPRUS, qui comprend à la fois des masques chirurgicaux (environ 1 milliard, pour un coût de 34 075 244 euros) et FFP2 (environ 700 millions, pour un coût de 185 677 625 euros). Le montant des stocks détenus par l’EPRUS est passé en 3 ans de 765 millions à plus d’un milliard fin 2009, selon les chiffres publiés par la Cour des comptes en 2010.
Acte 3 : après la Grippe A, quels masques faut-il stocker et qui doit les stocker ?
Mais alors que beaucoup de battage a été fait sur la grippe A(H1N1), elle touche peu la France, et l’État et sa ministre de la Santé sont accusés d’avoir gaspillé l’argent du contribuable. C’est alors l’occasion pour l’État de revoir sa politique, et une série de trois décisions plus ou moins contestables sur les masques et leurs stocks va alors intervenir entre 2011 et 2013.
Premièrement, en juillet 2011, le Haut conseil de la santé publique (HCSP), émet un avis sur la stratégie à adopter vis-à-vis du stock État de masques respiratoires. Si l’avis souligne en texte gras (voir ci-dessous) que « le stock État de masques respiratoires devra être constitué de masques anti-projections et d’appareils de protection respiratoire », il fait légèrement évoluer la doctrine sur les masques. Pour les salariés exposés fréquemment au public, le HCSP préconise le port de masques chirurgicaux plutôt que de type FPP2, notamment car ils sont mieux tolérés.
Surtout, pour ce qui est du port du masque par la population, il n’est finalement pas recommandé, sur la base de son inefficacité présumée pour faire face à la grippe saisonnière.
Stock état des masques respiratoires, utilisation et dimensionnement.Haut conseil de la santé publique (2011)
Cependant, l’avis stipule que face à un virus présentant un risque élevé, le masque peut être efficace : « dans le contexte d’un risque élevé tel que le SARS, la revue systématique d’études observationnelles suggère une efficacité préventive élevée des masques anti-projection et des appareils de protection respiratoire. Dans la prévention de la grippe saisonnière, l’analyse des sept essais, qui constitue le plus haut niveau de preuve atteignable pour l’évaluation de ces interventions, ne met pas en évidence d’efficacité des masques respiratoires en population générale ».
Deuxièmement, le 2 novembre 2011, une instruction ministérielle relative à la préparation de la réponse aux situations exceptionnelles dans le domaine de la santé introduit une distinction entre deux types de stocks de produits de santé : les « stocks stratégiques » détenus et gérés par l’EPRUS dans ses plates-formes, qui doivent permettre « à l’État de maintenir une capacité d’intervention […] en renfort des moyens conventionnels et tactiques » ; les stocks « tactiques », situés dans certains « établissements de santé », pour permettre une réponse « précoce dans l’attente de la mobilisation, le cas échéant, des stocks stratégiques », et dont l’acquisition « est prise en charge par les établissements de santé ».
Sur le plan logistique, une telle distinction est relativement étonnante : pourquoi faire une distinction entre des stocks « stratégiques » et « tactiques », si le but des stocks stratégiques est simplement d’être capable de réapprovisionner les stocks tactiques qui sont détenus localement ?
Enfin, le 13 mai 2013, le Secrétariat général de la sûreté et de la défense nationale (SGDSN) édicte une doctrine de protection des travailleurs face aux maladies hautement pathogènes à transmission respiratoire.
Doctrine de protection des travailleurs face aux maladies hautement pathogènes à transmission respiratoire.SGDSN (2013)
Alors que le document indique qu’une « maladie infectieuse hautement contagieuse à transmission respiratoire sort du strict cadre de la « santé et de la sécurité au travail » dans la mesure où l’on a affaire à une menace sanitaire majeure », le SGDSN décide de manière étonnante qu’il revient à « chaque employeur de déterminer l’opportunité de constituer des stocks de masques pour protéger son personnel ».
La décision apparaît d’autant plus incompréhensible et contestable, que le document met en avant la très grande complexité qu’il y a pour les employeurs à dimensionner le stock.
Acte 4 : une logique budgétaire créant le désarmement industriel et logistique de l’État
Avec ces trois décisions, tous les éléments sont alors en place pour conduire à la catastrophe actuelle. Résumons. Premièrement, puisque le port des masques FPP2 n’est plus conseillé par le HCSP que pour les seuls salariés directement exposés au risque (les soignants) qui travaillent dans les établissements de santé, et que ces établissements doivent désormais avoir un stock de produits « tactiques », pourquoi donc conserver un stock État « stratégique » de masques FFP2 ?
En dépit de l’avis du HCSP sur la nécessité d’avoir un stock État de masques chirurgicaux et FFP2, et de l’instruction qui souligne que le stock stratégique est censé être là « en appui des moyens tactiques », le stock de masques FFP2 État ne va plus être renouvelé. Chaque établissement de santé aura son stock de masques FPP2, qu’il financera sur son budget, et cela sera autant d’économies sur le budget de l’EPRUS… et de l’État, qui le finance à parité avec l’assurance maladie !
Deuxièmement, puisque ce sont aux employeurs de prévoir des stocks de masques pour leurs salariés, et que le HCSP n’a pas clairement stipulé que l’État devait en fournir à la population, le stock État de masques chirurgicaux ne devra au fond plus être dimensionné que pour fournir les personnes malades et leur entourage. Cela ne représente pas grand monde, et l’État ne va donc pas renouveler l’intégralité de son stock de masques. Au fil des ans, celui-ci va diminuer par dix, pour passer d’un milliard à 123 millions fin 2019.
Dans ce cadre, l’État ne va alors pas reconduire la convention qu’il avait signée avec le producteur de masques… et laisser ainsi péricliter une industrie qu’il avait lui-même crée ! L’usine fermera ses portes en 2018… mais ce n’est pas bien grave, puisqu’en cas de besoin, il y a maintenant des producteurs en Chine, moins chers, et qu’on pourra très facilement se réapprovisionner !
Le piège budgétaire s’est ainsi refermé, à l’aide d’une série de décisions qui vont totalement à l’encontre du but initialement poursuivi par l’État lorsqu’il a créé l’EPRUS.
L’établissement, qui au milieu des années 2010 s’est largement professionnalisé, en adoptant un schéma directeur logistique, en se dotant d’une plate-forme centrale moderne à Vitry-le-François, d’un système d’information, etc. (voir ci-dessous), a ainsi dans le même temps perdu la responsabilité de la gestion de nombreux stocks de produits sanitaires.
Urgences sanitaires et contre-mesures sanitaires : Rôle et missions de l’EPRUS, opérateur logistique du ministère de la Santé.Présentation de Laurent Théveniaud, adjoint au chef du pôle produits de santé de l’EPRUS, aux 43ᵉ Journées de l’APRHOC (2012)
Dans ce cadre, se pose alors évidemment la question de l’utilité de ce petit opérateur qu’est l’EPRUS et un projet de fusion avec l’Institut de veille sanitaire (InVS), et l’Institut national de prévention et d’éducation pour la santé (Inpes) voit le jour fin 2014.
Dans son rapport d’information sur l’EPRUS de 2015, le sénateur Francis Delattre se montre pourtant pour le moins sceptique sur l’intérêt d’une telle fusion. La recommandation numéro 1 qu’il formule dans son rapport est ainsi la suivante : « afin de garantir l’efficacité et l’efficience du projet d’intégration de l’EPRUS au sein de la future Agence nationale de santé publique, préserver une certaine autonomie des fonctions de réponse aux crises sanitaires actuellement assumées par l’EPRUS au sein de la nouvelle agence, tout en évitant les doublons de fonctions support ».
Sa peur est clairement que cette petite agence soit noyée dans la grande, et que les arbitrages budgétaires se fassent en sa défaveur. La fusion se fera cependant en 2016. Depuis, dans les trois rapports de l’Agence santé publique France publiés depuis cette date, force est de constater qu’il ait bien peu fait état des activités de préparation…
Acte 5 : le coronavirus et le chaos industriel et logistique des masques
C’est alors qu’au début 2020, le coronavirus se propage à vitesse grand V. Tandis qu’il aurait du pouvoir s’appuyer sur un opérateur logistique fort créé justement pour préparer la réponse aux crises sanitaires, et une industrie française lui permettant l’indépendance sur les masques, la France affronte celle-ci avec une organisation logistique désintégrée et sans capacités de production nationale.
Au début de la crise, il n’y a ainsi plus de filière industrielle française, et pour ce qui des masques, les stocks sont dilués entre trois types d’acteurs :
Santé publique France, qui au sein de la plate-forme de Vitry-le-François et ses plates-formes zonales possède des stocks de masques chirurgicaux ;
plus de 92 établissements de santé qui détiennent dans leurs stocks tactiques des masques FFP2, et les gèrent à l’aide des Agences Régionales de Santé, et avec l’appui de Santé Publique France ;
enfin tous les employeurs de France (entreprises, régions, ministères, etc.), qui eux-mêmes ont dû constituer des stocks de masques (s’ils ont été prévoyants !).
Une telle organisation ne permet pas de savoir combien de masques sont stockés sur le territoire, est éclatée entre de multiples lieux, dans des conditions de stockage qui ne sont pas homogènes, s’appuie sur des systèmes d’information divers de gestion des stocks… bref, on retrouve ici la liste des raisons qui avaient conduit à créer l’EPRUS !
La suite, tout le monde la connaît. En janvier, le ministère de la Santé constate qu’il n’a en stock qu’une centaine de millions de masques chirurgicaux, qu’il n’y a plus de filière française de production, et qu’il existe un risque de pénurie. Il passe alors des commandes en Chine. Alors que l’épidémie accélère, et que la population s’interroge de plus en plus sur l’utilité des masques, le gouvernement préfère faire croire aux Français qu’ils ne sont pas utiles, le temps que les commandes arrivent.
Cependant, comme le révèle notamment une enquête fournie de Mediapart, les commandes arrivent difficilement, car l’État gère de façon maladroite l’approvisionnement : au lieu de passer des commandes groupées, plusieurs petites commandes sont passées par le ministère de la Santé ; alors que Santé publique France doit comme c’est sa mission gérer les commandes, l’opérateur est peu doté en ressources humaines et est vite jugé peu réactif ; pour pallier la défaillance de Santé publique France, l’État créé une Cellule de coordination interministérielle de logistique le 4 mars, chargée de réaliser des achats « commando » de masques ; dans le même temps, au sein des autres ministères, des régions, des mairies, des entreprises, tout le monde commande des masques ou presque, ce qui fait concurrence aux commandes de l’État, qui lui-même est en concurrence avec les commandes des autres pays ; face au risque de pénurie pour les personnels les plus exposés, l’État n’a alors d’autre choix que de réquisitionner les masques par décret, et de pousser les industriels français à se reconvertir pour augmenter les capacités françaises qui ont largement diminué depuis les dernières années ; dans ce contexte global de pénurie, la tentation du chacun pour soi est importante, et certains n’hésitent pas à s’approprier les commandes de masques d’autres acteurs qui arrivent en France depuis la Chine, tandis que d’autres cachent leur stock de masques, etc.
Professeur d’immuno-virologie à Oniris (École nationale vétérinaire, agroalimentaire et de l’alimentation de Nantes-Atlantique), UMR 1300, Inrae
Les vétérinaires sont en première ligne dans la prévention des zoonoses. Shutterstock
Depuis plus d’un mois, la France vit confinée, comme une grande majorité de pays. Cette configuration mondiale inédite est la conséquence directe de l’épidémie de Covid-19, provoquée par un virus de la famille des Coronaviridae (genre Betacoronavirus et sous-genre Sarbecovirus), le SARS-CoV-2. Cet agent pathogène jamais observé auparavant (on le qualifiera d’« émergent ») trouve son origine chez des chauves-souris asiatiques du genre Rhinolophus, avec potentiellement un ou plusieurs hôtes intermédiaires ; et après, probablement, quelques évènements de recombinaison – déterminante dans l’évolution des virus – avec d’autres coronavirus.
En tant que vétérinaire, je pense que notre profession peut apporter un éclairage précieux à la situation actuelle. Les vétérinaires ont été et sont régulièrement confrontés à des crises sanitaires frappant durement les animaux domestiques et sauvages. Citons à titre d’exemples, les récentes crises d’influenza aviaire ou de peste porcine africaine, une maladie présente dans de nombreux pays d’Europe et en Asie.
Les vétérinaires français ont également eu à gérer les crises de la maladie de la langue bleue chez les ruminants, la célèbre maladie de la fièvre aphteuse (due à un virus bien plus contagieux que le SARS-CoV-2) et la peste bovine (éradiquée depuis), toutes les trois des maladies virales. En 2014-2015, rappelons-nous d’une très conséquente épidémie de coronavirus – le PEDV, un Alphacoronavirus – qui a durement touché les élevages porcins en Asie et en Amérique du Nord, causant la diarrhée épidémique porcine, une maladie létale pour 99 % des jeunes porcelets. Cette terrible épidémie de coronavirus a pu être stoppée grâce à des mesures de biosécurité strictes, l’implication de tous les acteurs du secteur et l’utilisation de vaccins développés en urgence par une communauté scientifique investie.
Pour prévenir et gérer les crises sanitaires, les vétérinaires et autres professionnels impliqués ont aussi recours aux deux types de tests de détection de la circulation, présente ou passée, des agents pathogènes : les tests directs et les tests sérologiques, qui sont complémentaires.
Vers une « santé globale »
Les vétérinaires suivent une approche d’ensemble des problématiques sanitaires. On pourrait parler d’une « approche holistique » de la santé, précieuse dans le contexte actuel.
Ces professionnels sont en effet amenés à côtoyer différentes espèces animales, à s’intéresser indirectement à la santé humaine par le contrôle des denrées alimentaires, à occuper une place de choix dans la recherche scientifique et à être en première ligne en santé publique dans la prévention des zoonoses. On désigne par ce terme, les maladies transmises de l’animal à l’être humain. Celles-ci sont très fréquentes : plus de 60 % des 400 agents pathogènes émergents répertoriés depuis 1940 ont une origine animale…
Les vétérinaires sont ainsi bien placés pour participer à la mise en œuvre du concept de « One Health » (« Santé globale » ou « Une santé », en français) né au début des années 2000 à New York, lors d’une conférence organisée par la Wildlife Conservation Society qui en a énoncé les grands principes. Cette conférence soulignait notamment les similarités entre médecine humaine et animale et l’importance des collaborations entre disciplines.
Une telle approche s’impose pour éviter la multiplication des crises sanitaires, comme celle que nous connaissons actuellement. L’approche One Health promeut en effet l’idée que la santé humaine et la santé animale sont interdépendantes et liées à la santé des écosystèmes.
Des vétérinaires pas assez sollicités
Les vétérinaires ne sont toutefois pas assez associés au déploiement d’une telle approche.
En France, il a fallu attendre le 5 avril pour que les dizaines de laboratoires vétérinaires départementaux soient officiellement autorisés à réaliser des tests de détection du SARS-CoV-2 ; et mi-avril, des freins (administratifs et techniques) ne leur permettaient toujours pas de fonctionner à plein régime. En Allemagne et au Canada, par exemple, ces blocages n’ont pas eu lieu et les laboratoires vétérinaires, universitaires et industriels compris, ont pu mettre en œuvre rapidement un nombre considérable de tests.
C’est donc, pour la France, une occasion manquée et une sortie de crise sans doute plus lente ; le pays compte pourtant des laboratoires très performants, associés à de nombreux professionnels bien formés.
Les vétérinaires connaissent bien les coronavirus, présents chez nombre d’espèces animales. On peut citer ici l’Alphacoronavirus du chat (responsable de la péritonite infectieuse féline), l’Alphacoronavirus du porc (diarrhée épidémique), le Gammacoronavirus des volailles (bronchite infectieuse) et les Betacoronavirus du chien et du bovin, responsable de troubles respiratoires. Depuis plusieurs années, divers tests directs et indirects existent pour lutter contre ces virus et des vaccins ont été développés, avec plus ou moins de succès.
Une autre occasion manquée concerne la non-sollicitation des nombreux vétérinaires inscrits sur la réserve sanitaire. Dommage, car au-delà du don de matériel, les vétérinaires ont toutes les compétences requises pour prêter main-forte à leurs collègues en médecine humaine, grâce notamment à leur formation large, allant de la médecine générale à la chirurgie.
Soulignons ici que des avancées médicales majeures viennent du monde vétérinaire.
C’est à un professeur de la faculté vétérinaire de l’université de Pennsylvanie (États-Unis), le Dr Brinster, que l’on doit, par exemple, des découvertes majeures concernant le transfert d’embryons dans les années 1960. Plus près de nous, en 1996, l’Australien Peter C. Doherty recevait le prix Nobel de médecine (avec Rolf M. Zinkernagel) pour de remarquables travaux en immunologie – sur le complexe majeur d’histocompatibilité. En France, dans la seconde moitié du XIXe, Auguste Chauveau a conduit des travaux remarquables en microbiologie, notamment sur le passage de la barrière d’espèce ; c’est-à-dire le passage pour un agent pathogène d’une espèce animale à une autre, permettant l’émergence de nouvelles maladies. Citons aussi Camille Guérin, l’inventeur en 1908, avec Albert Calmette, du vaccin contre la tuberculose (le BCG), dans une approche One Health.
Bien que ni vétérinaire ni médecin, impossible ici de ne pas mentionner Louis Pasteur qui, à la fin du XIXe, maîtrisait déjà avec brio toutes les disciplines du vivant, faisant vivre le concept de santé globale bien avant l’heure.
Un cloisonnement néfaste
Comment expliquer le cloisonnement actuel et regrettable entre disciplines de santé alors que, plus que jamais, nous avons besoin d’envisager la santé dans toute sa globalité ?
Plusieurs explications peuvent être avancées. Parmi elles, l’hyper-administration française, la structuration de l’enseignement vétérinaire au niveau national (qui se fait dans de grandes écoles éloignées des campus universitaires et des facultés de médecine limitant ainsi les interactions) et la faible valorisation salariale de la recherche vétérinaire (1 500 à 1 800 euros net mensuels en début de carrière pour les enseignants-chercheurs et chercheurs vétérinaires à Bac +10 et expérience post-doctorale internationale).
Peuvent aussi être cités l’anthropocentrisme extrême du cursus médical humain où l’infectiologie et l’immunologie comparées sont inexistantes, l’absence de prise en compte des fonctions hospitalières vétérinaires en milieu académique, notre rapport à l’animal et la réduction du tissu industriel pharmaceutique. Il faut également souligner un manque chronique de financement dans la recherche animale en France.
Il y a enfin la disponibilité restreinte pour la communauté scientifique d’installations expérimentales animales sécurisées, permettant d’effectuer des recherches sur toutes les espèces animales, y compris les plus grandes (porcs et bovins par exemple). Dans ce domaine, la France a investi modestement, il y a dix ans, une petite vingtaine de millions d’euros dans une installation dédiée. À peu près au même moment, L’Allemagne, au Friedrich Loeffler Institut, et le Canada, à VIDO-InterVac, dépensaient des centaines de millions pour des installations plus performantes.
Face à la multiplication des émergences virales
On le comprend, il y a urgence à revaloriser et décloisonner en France tous les secteurs de la santé, en adoptant une approche One Health.
Vétérinaires, agronomes, écologues, biologistes de la faune sauvage : ces professions sont en première ligne lors d’émergence virale où il est essentiel d’agir vite pour éviter les catastrophes. Or ces émergences sont de plus en plus fréquentes, étant donné notamment les rapports prédateurs que nous entretenons avec notre environnement dans des zones à risques élevées. Citons ici les virus zoonotiques Nipah et Hendra (d’autres virus à ARN de la famille des Paramyxoviridae) passant de chauves-souris au porc et au cheval ; le SARS-CoV-1 et le MERS-Cov, passant de chauves-souris à la civette ou aux dromadaires.
Une recherche de terrain, conduite par des spécialistes de la santé animale et des systèmes de production animale et végétale, alliés aux écologues, biologistes, médecins et infirmiers, est aujourd’hui absolument nécessaire.