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Le port de Beyrouth porte encore les stigmates de la terrible explosion du 4 août dernier. La Chine a proposé son aide à un Liban exsangue. Thomas Coex/AFP
Plus de trois mois après la double explosion dans le port de Beyrouth, la tentation est grande pour le Liban et, surtout, pour le parti pro-iranien du Hezbollah de se tourner vers Pékin. Ce serait un camouflet pour Emmanuel Macron, premier chef d’État étranger à s’être rendu (par deux fois) après le drame dans ce pays sinistré : selon lui, l’aide apportée par l’ancienne puissance mandataire (1918-1946) et celle de la communauté internationale doivent être conditionnées à une lutte active contre la corruption et à un changement de système.
Le Liban traverse la pire crise économique de son histoire, marquée par une dépréciation inédite de sa monnaie, une explosion de l’inflation et des restrictions bancaires draconiennes sur les retraits et les transferts à l’étranger.
Près de la moitié de la population libanaise vit dans la pauvreté et près de 40 % des actifs sont au chômage. La situation s’est aggravée avec la venue massive de réfugiés syriens fuyant depuis 2011 le conflit que subit leur pays. Selon le Haut-Commissariat des Nations unies, ils seraient aujourd’hui plus de 1,5 million, dont 500 000 jeunes entre 3 et 14 ans. Ce qui fait du Liban (4,1 millions de Libanais résidant dans le pays), le pays avec le plus fort taux de réfugiés au monde – puisqu’un habitant sur quatre y a le statut de réfugié.
Cette question constitue à la fois un enjeu politique majeur et un drame humanitaire sans précédent. La situation perturbe de nombreux Libanais – du petit commerçant aux élites, en passant par les politiques et les humanitaires. Par ailleurs, l’entrée en application d’un nouvel arsenal de sanctions dirigées contre le pouvoir syrien et décidées par le Congrès américain en juin dernier ne peut guère arranger la situation régionale désormais au bord de l’asphyxie. Cet ensemble de sanctions – surnommé « la loi César » – vise à exercer « une pression maximale » sur le régime de Damas et sur son principal allié, Téhéran.
La vindicte du Hezbollah à l’encontre de la France et des États-Unis s’explique d’autant mieux que son principal pourvoyeur iranien est confronté à de très grandes difficultés. Le plan de lutte du Hezbollah contre la Covid-19, qui se voulait une démonstration de force, a d’ailleurs aussi exposé ses faiblesses (logistiques et moyens).
La Chine n’est pas en reste puisqu’elle assure déjà 40 % des importations du Liban. Plus symboliquement encore, la fameuse route reliant Beyrouth à Alep – via Damas –, autrement appelée M 5, que Bachar Al-Assad a reprise aux trois quarts aux rebelles dès 2015 avec l’aide de son allié russe, pourrait être parachevée sur son tronçon libanais grâce à des investissements chinois.
Comme leurs alliés américains, qui ont abreuvé le Liban de dollars, l’Arabie saoudite et les monarchies du Golfe ont pris des distances. Ils accusent les dirigeants libanais de laisser le Hezbollah former les rebelles houthis contre lesquels ils sont en guerre au Yémen. Réciproquement, les Houthis financeraient, avec le soutien de Téhéran, les activités du Hezbollah.
L’enjeu stratégique du port de Beyrouth
Au-delà de ses propres besoins nationaux, le Liban demeure un point d’entrée essentiel pour l’ensemble de la région. Les pays du Levant tels la Jordanie, la Syrie ou l’Irak, ou encore les pays du Golfe, dépendent aussi de leurs relations commerciales avec le Liban. 73 % de ses propres importations se faisant par la voie maritime, le lien du Liban à la mer est essentiel. Il repose sur le dynamisme d’une infrastructure clé, le port maritime.
Un appel d’offres met actuellement en concurrence la France et la Chine pour la reconstruction du port. Sans surprise, le Hezbollah s’oppose aux initiatives françaises et a par ailleurs recours à tous les leviers possibles pour attiser et relayer la haine fomentée par le président turc Recep Tayyip Erdogan dans l’affaire des caricatures l’opposant à la France d’Emmanuel Macron.
Philippe GrandcolasDirecteur de recherche CNRS, systématicien, directeur de l’Institut de systématique, évolution, biodiversité (ISYEB), Muséum national d’histoire naturelle (MNHN)
Romain GarrousteChercheur à l’Institut de systématique, évolution, biodiversité (ISYEB), Muséum national d’histoire naturelle (MNHN)
Tony RobillardMaître de conférences à l’Institut de systématique, évolution, biodiversité (ISYEB), Muséum national d’histoire naturelle (MNHN)
Déclaration d’intérêts
Romain Garrouste a reçu des financements du CNRS, LABEX BCDiv, IPEV, MINEAE et National Geographic.
Philippe Grandcolas et Tony Robillard ne travaillent pas, ne conseillent pas, ne possèdent pas de parts, ne reçoivent pas de fonds d’une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n’ont déclaré aucune autre affiliation que leur poste universitaire.
Les chiffres donnent le vertige : 2 millions d’espèces vivantes décrites par la science mais 8 millions (au moins) toujours inconnues ; soit, au total, plus de 10 millions d’espèces à la surface du globe. Ces 20 % « identifiés » de la biodiversité permettent-ils vraiment de connaître notre planète et son fonctionnement ? Dans les grandes lignes peut-être, mais au regard des enjeux considérables du quotidien – pathogènes, exotiques envahissantes, ennemis des cultures, etc. –, et du futur des écosystèmes en questionnement, est-ce suffisant ?
Et encore, ce constat ne concerne ici que des espèces actuelles ; or ce sont mille à dix mille fois plus qui ont existé au cours des temps géologiques et ne sont aujourd’hui connues qu’à travers un nombre très limité de fossiles ! Nous en avons pourtant aussi besoin pour comprendre l’immense biodiversité qu’abrite la Terre.
C’est le travail des sciences de la taxonomie et de la systématique que de nommer, décrire ces espèces et d’organiser les systèmes de classification. En effet, donner des noms aux organismes permet tout simplement de partager l’information à leur sujet de manière rigoureuse en les identifiant et en les positionnant les unes par rapport aux autres.
Qu’il s’agisse de lutter contre une espèce pathogène, d’en protéger une autre contribuant au fonctionnement des écosystèmes ou encore de sélectionner une plante pour son jardin, nous avons besoin de nommer les espèces. Consommer un champignon toxique constitue ainsi une erreur taxonomique potentiellement fatale…
Nommer, décrire et classer le vivant
Depuis la fondation de ces sciences – systématique et taxonomie –, notamment par le naturaliste suédois Karl Von Linné en 1758, de très nombreux scientifiques et naturalistes ont parcouru le monde et répertorié les espèces vivantes. À cette époque, il suffisait de quelques échantillons préservés dans un musée, d’une publication accompagnée d’une description et d’un nom et le tour était joué !
Depuis, les progrès ont été colossaux : dès le XIXe siècle, les règles de la science ouverte ont prévalu en taxonomie, permettant que toutes ces connaissances soient accessibles, compatibles et réutilisables, selon le principe FAIR et grâce au développement des Muséums et de leurs collections accessibles ; soulignons aussi l’instauration des règles de nomenclature (sur « comment donner des noms ») qui préservent la cohérence du système des noms et des classifications.
Depuis quelques décennies, les descriptions des organismes intègrent des dimensions moléculaires, avec notamment un barcoding génétique et tous les outils du numérique aidant aux descriptions et aux identifications (systèmes experts, images 3D anatomiques, vidéos, et enregistrements sonores, etc.).
Les classifications reflètent aussi l’état des connaissances sur l’évolution du vivant, car elles intègrent autant que possible les relations de parenté entre les espèces – les phylogénies – avec des arbres basés sur l’analyse de l’ADN.
Les classifications gagnent ainsi non seulement en sens mais aussi en stabilité à mesure que les recherches progressent. Cela permet à chacun de comprendre que les espèces appartiennent à des groupes d’organismes issus de l’évolution ; ainsi, l’espèce humaine – Homo sapiens – est un animal vertébré, mais plus précisément un mammifère et un primate. L’appartenance à ces catégories, basée sur des attributs particuliers (les vertèbres des vertébrés, par exemple), permet de situer les espèces et les groupes les uns par rapport aux autres.
Quelles espèces découvre-t-on encore ?
Mais pourquoi connaît-on si peu du monde vivant qui nous entoure malgré cet effort d’inventaire initié au XVIIIe siècle ?
Chaque jour, en effet, de nouvelles espèces sont décrites par les scientifiques. On a par exemple récemment découvert que la taupe présente dans le Sud-Ouest de la France et de l’Europe constituait une espèce nouvelle (Talpa aquitania), bien différente de la taupe d’Europe avec laquelle on l’avait jusqu’alors confondue.
On voit que les espèces inconnues ne sont pas forcément de petits organismes oubliés au fin fond des forêts tropicales ou des océans. Cela dit, le travail de terrain des scientifiques au cours des grandes campagnes d’exploration en révèle des nombres considérables. De quelques centaines à quelques dizaines de milliers.
Des insectes nouveaux pour la science sont aussi découverts chaque année sur notre territoire métropolitain, sans même le recours à l’outil génétique… simplement parce que personne ne les avait vus avant ou n’avait les compétences pour les identifier.
Pourquoi reste-t-il tant à découvrir ?
Le monde vivant est hyperdivers : il y a 500 espèces d’arbres dans un km2 de forêt tropicale, des milliers d’espèces d’insectes dans quelques km2 en Europe et 1 000 espèces de bactéries dans un cm3 de sol ! Cette diversité est répartie de manière complexe et inégale à la surface du globe, avec de nombreuses espèces limitées géographiquement, dites « endémiques ».
Il faut donc parcourir chaque région, parfois peu accessible ou présumée connue à tort, pour faire avancer la connaissance. C’est quelquefois une vallée, une montagne ou un fleuve qui amènera à la découverte d’un organisme particulièrement informatif, qui va modifier nos connaissances de manière importante. On sait aujourd’hui où se trouvent les carences, en matière de groupes ou d’espaces méconnus, en cartographiant nos données, en cumulant nos informations dans des portails de science ouverte, comme le GBIF.https://www.youtube.com/embed/HvS6sRVZbHo?wmode=transparent&start=0Présentation de la plate-forme GBIF. (GBIF/Youtube, 2017).
Il faut aussi rappeler que la science a fait une très longue pause : au début XXe siècle, l’enjeu était davantage de comprendre les lois de l’hérédité ou du fonctionnement des écosystèmes que de rallonger ce qui semblait être pour certains la déjà suffisamment longue liste « à la Prévert » des organismes existants.
Aujourd’hui, la communauté des biologistes comprend infiniment plus de personnes travaillant sur des organismes dits « modèles » – étudiés au laboratoire dans les tréfonds de leur génome ou de leurs cellules, comme Drosophila ou Arabidopsis – que de taxonomistes ou d’évolutionnistes découvrant ou comparant des organismes peu connus. Les deux sont pourtant également indispensables et complémentaires.
Depuis quelques décennies, fort heureusement, un regain d’intérêt se manifeste pour la diversité du vivant, comme en témoigne l’émergence du mot « biodiversité ». Il est aujourd’hui devenu évident que nous dépendons tous de cette infinie richesse, qu’il s’agisse d’espèces rares aux rôles primordiaux dans les écosystèmes ou d’espèces pathogènes ou envahissantes.
Des outils extraordinaires, nés des progrès de la biologie moléculaire, viennent aujourd’hui en aide à la taxonomie. Qu’il s’agisse du barcode génétique – une petite séquence d’ADN identifiant chaque organisme – ou de la métagénomique – qui prend tout l’ADN dans un milieu donné et le trie en barcodes d’organismes différents –, la communauté scientifique dispose désormais d’outils formidables pour le futur de l’étude de la biodiversité.
Mais ceux-ci réclament aussi qu’une taxonomie classique perdure et soit développée en parallèle : sans les noms d’espèces et les connaissances indispensables qui leur sont associées, des millions d’identifiants numériques et de séquences d’ADN ne pourront être utilisés. Ces deux aspects – noms/classifications et barcodes/métabarcodes – sont indissociables. Mais entre temps, la communauté des scientifiques taxonomistes a fondu comme neige au soleil, se réduisant à quelques milliers de spécialistes dans le monde.
L’expertise du taxonomiste – lui permettant de connaître les détails du vivant dans tel ou tel groupe d’organismes, de comprendre leur fonctionnement et leur évolution – nécessite de longues années d’apprentissage et d’expérience pour mettre à disposition de tous les descriptions et classifications des espèces découvertes pendant les travaux scientifiques. Une démarche encore perçue comme peu valorisante et qui peine à intéresser les jeunes chercheurs.