Nous croyons à la libre circulation de l’information
Un rapport sur la régulation des relations entre travailleurs indépendants et plates-formes numériques a été rendu le 12 mars 2021 à la ministre du Travail. PxHere, CC BY-SA
Le mardi 16 mars, le géant Uber a reconnu un statut de salarié à ses chauffeurs du Royaume-Uni. Cette décision, inédite pour l’entreprise, donne de l’espoir pour les chauffeurs du reste des pays où la société est implantée.
En France, la ministre du Travail, Élisabeth Borne, a missionné fin décembre 2020 trois spécialistes pour réfléchir sur la régulation des relations entre travailleurs indépendants et plates-formes numériques. Leur rapport a été rendu le 12 mars 2021, l’objectif initial étant que l’ordonnance soit déposée au plus tard le 24 avril 2021.
Se questionner sur la représentation syndicale des travailleurs des plates-formes semble nécessaire pour répondre aux difficultés qu’ils peuvent rencontrer. L’apparition des plates-formes a donné à ces travailleurs un grand espoir qui a rapidement laissé place à une forte désillusion.
Notre analyse, basée sur une recherche auprès de 30 chauffeurs travaillant pour Uber, montre que ces travailleurs ont choisi de collaborer avec les plates-formes pour l’aspect financier et l’autonomie qui était mise en avant par ces dernières.
Désillusion des chauffeurs
Rapidement, la liberté recherchée par le chauffeur est limitée, entrainant une désillusion des chauffeurs. Par exemple, aucune négociation sur les marges prises par la plate-forme Uber n’est possible.
Un interviewé le confirme :
« Quand j’ai signé mon contrat avec la plate-forme, je n’ai pas pu négocier quoi que ce soit ».
Les chauffeurs sont également très contraints par le type de voiture qu’ils doivent acheter. Leurs options en termes de couleur ou d’année de fabrication du véhicule restent limitées. La relation avec le client prive également le chauffeur de son autonomie : les clients peuvent réagir directement auprès de la plate-forme en évaluant le conducteur et la qualité de la prestation sans que cette évaluation soit toujours analysée par la plate-forme. Si cette dernière est trop faible, le chauffeur peut être déconnecté et exclu de la plate-forme sans préavis. Il doit alors recontacter la plate-forme et perd quelques jours de chiffre d’affaires.
Les chauffeurs Uber sont contraints dans le choix de leur voiture, qui doit respecter certains standards. Shutterstock
La désillusion porte aussi sur la marge que prend la plate-forme. Uber a modifié sa marge unilatéralement en 2017 en passant de 20 à 25 %. Les bonus promus sont aussi peu présents sur le long terme et amènent les chauffeurs à rencontrer des difficultés financières importantes pour rembourser leurs prêts.
Enfin, la désillusion reste très forte au niveau social : leur image a été ternie par certains actes de chauffeurs comme des agressions sexuelles, et ce malgré une communication active des plates-formes sur le sujet.
Organiser une représentation syndicale
Face à cette grande désillusion, les chauffeurs ont réagi et mis en place des stratégies différentes. La première consiste à organiser une représentation syndicale de leur activité (six cas). Ne se considérant pas comme des salariés classiques, les chauffeurs ont cherché à créer leur propre structure syndicale et une certaine méfiance envers les syndicats traditionnels a été observée.
Néanmoins, certains collectifs de chauffeurs ont été soutenus par les syndicats classiques comme la CGT ou la CFDT. Leurs revendications portent en grande partie sur leur souhait de conserver leur indépendance, de pouvoir négocier avec les plates-formes et de modifier ainsi le rapport de force.
La stratégie n’est pas de quitter ou de faire disparaître la plate-forme mais de la faire évoluer. Les chauffeurs se montrent particulièrement pro-actifs, notamment car ils font face à des enjeux financiers importants. Plusieurs actions ont été organisées, comme l’intervention auprès de l’ex-ministre des Transports Élisabeth Borne, ou encore des blocages sur le périphérique. Dans certains cas, les revendications ont pu être violentes et aller à l’encontre de la stratégie initiale.
L’illégalité comme mode de survie
La deuxième stratégie consiste à contourner le système en adoptant des comportements déviants (dix cas). Par exemple, les chauffeurs allongent dangereusement leur temps de travail pour compenser la perte de bénéfices qu’ils subissent.
L’un d’entre eux témoigne :
« Je travaille 70 heures par semaine ».
Cet allongement du temps de travail a des conséquences sur la santé des chauffeurs. Les difficultés rencontrées augmentent le stress, qui génère un comportement déviant, qui à son tour augmente encore le stress. Certains partagent leur voiture avec d’autres conducteurs pour réduire leurs coûts d’exploitation.
Enfin, d’autres ne déclarent pas tous leurs revenus aux services fiscaux, ou cumulent leurs revenus avec les indemnités de chômage. Parmi eux, certains vont même jusqu’à anticiper comment réagir s’ils se faisaient prendre à ne pas respecter les règles.
L’allongement du temps de travail augmente la fatigue des chauffeurs Uber. Shutterstock
Ces chauffeurs font le choix de rester dans cette illégalité pour survivre. L’investissement réalisé ayant été trop important, revenir en arrière n’est pas possible. Pour mettre en place ces différentes stratégies, ils s’appuient sur un véritable réseau, et bénéficient des conseils d’autres chauffeurs. Étant régulièrement sur la route, ils communiquent via des groupes Facebook ou sur WhatsApp.
Quitter son emploi
La troisième stratégie identifiée est de quitter cette activité professionnelle difficile, en espérant la reprendre lorsque les conditions seront meilleures. Pour certains, reprendre un emploi salarié semble la solution tandis que d’autres optent pour la création d’une entreprise.
Analyser la représentation syndicale des travailleurs des plates-formes sans prendre en compte les difficultés qu’ils peuvent rencontrer ne permet d’aborder qu’une partie du problème. La prise en compte des comportements déviants et des choix de réorientation doivent conduire le législateur à engager une véritable réflexion sur les plates-formes. Nous invitons les pouvoirs publics à repenser le rapport de force entre travailleurs et plates-formes. Requalifier les chauffeurs en tant que salariés n’est pas forcément la réponse souhaitée par les chauffeurs. Leur permettre de réaliser une activité rentable et en toute autonomie semble être la solution souhaitée par les chauffeurs.
Au niveau syndical, les organisations doivent poursuivre la prise en compte de ces statuts particuliers et leur souhait d’indépendance, dans un contexte où la crise de la Covid-19 vient complexifier cette activité qu’il convient de préserver.
Thomas SauvadetSociologue, Université Paris-Est Créteil Val de Marne (UPEC)
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Hommage à un enfant tué à Bondy, en Seine-Saint-Denis le 27 février 2021, à la suite de violences entre jeunes. THOMAS COEX / AFP
À l’instar des « zonards » décrits par Tristana Pimor (2014) ou des « clochards » suivis par Patrick Bruneteaux (2007), les « jeunes des bandes » dans les quartiers pauvres des métropoles, régulièrement cités par les médias lors de faits de violence, portent rarement plainte au commissariat en cas d’agression ou de vol.
Ces jeunes, selon nos définitions, se constituent d’adolescents et de jeunes adultes qui représentent environ 10 % de la jeunesse masculine (moins de 30 ans) de leur quartier.
Les violences verbales, comme les menaces et les chantages, les violences matérielles comme le vol ou le vandalisme, ou encore les violences physiques se réalisent le plus souvent dans un entre-soi où les témoins, les victimes et les coupables changent régulièrement de rôle et partagent une même défiance à l’égard des policiers et des juges.
« Il est classique en criminologie de s’interroger sur les relations entre agresseurs et agressés (Fattah, 1971). Le premier constat qui en est toujours ressorti est celui de l’importance des cas dans lesquels la victime connaissait son agresseur. La proportion varie des deux tiers aux quatre cinquièmes selon les pays et les époques. […] Les bagarres entre jeunes hommes dans les quartiers pauvres tiennent ici une place centrale en [dehors des homicides conjugaux ou familiaux]. Et c’est sans doute dans ce cadre que les travaux soulignant la part prise par le comportement de la victime dans l’homicide sont les plus décisifs. Von Hentig et Wolfgang (1958) avaient beaucoup insisté sur les provocations de la victime et avaient suggéré que, dans de nombreux cas de ce type, la répartition des rôles entre l’auteur et la victime aurait pu s’inverser si les circonstances (notamment le fait d’être armé ou de se servir de son arme le premier) avaient été légèrement différentes. »
Dans ce contexte, seuls les homicides sont enregistrés par les services de l’État, les violences sublétales (qui n’entraînent pas la mort) n’offrant dans la plupart des cas ni témoin ni victime aux services de police.
Rappelons par ailleurs que les différentes formes d’intimidation des témoins susceptibles de transmettre des informations à la police réduisent considérablement les probabilités de condamnation en cas de dépôt de plaintes.
Une population difficile d’accès
Par ailleurs les jeunes socialisés dans ces bandes des quartiers pauvres représentent certainement l’une des populations les plus difficiles d’accès pour les sociologues et criminologues menant des enquêtes quantitatives dites de victimation : leur seuil de tolérance à la violence transforme des violences agies ou subies en jeu ou en leçon ; leur culture de la clandestinité en lien avec leur carrière délinquante les a par ailleurs habitués à dissimuler leurs violences ; leur culture anti-institutionnelle et leur anti-intellectualisme, système de défense typique des jeunes hommes des classes populaires qui trouve son emphase avec les jeunes des bandes, tout comme leurs difficultés de lecture et d’écriture compliquent toutes formes d’enquête par questionnaire.
Autrement dit nous sommes ici devant « un véritable trou noir statistique » alors même que ces jeunes sont surreprésentés aussi bien chez les victimes que chez les auteurs de délits et de crimes.
Comment expliquer cette absence de dépôt de plainte en cas de vol ou d’agression ?
Identifier les motivations au silence
Les raisons s’avèrent beaucoup plus nombreuses que les quelques pistes qu’on imagine à première vue. Depuis près de vingt-cinq ans, je mène mes travaux de sociologue par l’ethnographie ou accompagnant des équipes de prévention spécialisée en « travail de rue ».
Des ouvriers nettoient et réparent l’école primaire Langevin après des violences à Gennevilliers entre jeunes et police, près de Paris en avril 2020. Christophe Archambault/AFP
Ce travail s’effectue avec des éducateurs de la prévention spécialisée et consiste en une déambulation dans l’espace public, à la recherche de jeunes « en rupture » (familiale et institutionnelle) afin de réaliser une prise de contact, de nouer un lien (en suggérant et organisant des loisirs par exemple), de proposer un parcours de réinsertion sociale et, avant cela, si besoin, d’entreprendre une action de prévention (prévention des conduites à risques comme la consommation de drogues).
Depuis le milieu des années 2000, j’accompagne ces professionnels dans des quartiers de la Politique de la ville, ce qui m’a permis d’identifier une douzaine de motivations nourrissant le silence qui entoure les violences et autorise, d’une certaine façon leur engrenage, leur continuité et leur escalade.
L’honneur et les valeurs « masculines »
Les logiques traditionnelles de l’honneur masculin imposées par la socialisation familiale ou amicale jouent un rôle clef comme le relève l’anthropologue Julian Pitt-Rivers dans le bassin méditerranéen :
« En confisquant l’usage de la force, l’étatisation tue une forme de civilisation de l’honneur : entre l’honneur et la légalité, l’antinomie est fondamentale et persiste jusqu’à nos jours. »
Ainsi un jeune homme rencontré raconte* :
« On m’a toujours dit de me battre comme un homme, même ma mère. Quand j’étais gamin, ma mère me disait : “Tu ne vas pas pleurnicher comme ta sœur !” Une fois, j’ai parlé à mon père, à propos d’un gars qui m’avait volé mon vélo. Il m’a dit : “Tu le retrouves, tu le tapes et tu reprends ton vélo.” Il voulait que je ramène le vélo le lendemain, sinon, ben, pour lui, c’était la honte pour toute la famille. C’est comme si je le déshonorais, comme si je n’étais plus son fils. » (23 ans)
À cette problématique de l’honneur vient s’ajouter la revendication des logiques traditionnelles de la domination masculine :
« Moi je suis un bonhomme, pas une meuf, pas un petit pédé. Je n’ai besoin de personne. Je règle mes comptes tout seul. » (16 ans)
L’adolescent pris dans le monde des adultes
L’entre-soi adolescent et ses secrets se confrontent aussi au monde des adultes :
« Quand j’étais jeune, tous les adultes, pour moi, ben c’étaient des poucaves [argot : une personne qui donne des informations à la police ou à toute autre forme institutionnelle de contrôle, ndlr] Il ne fallait jamais rien dire à un adulte. Les adultes ne comprenaient rien. Si j’étais en embrouille avec quelqu’un, y’avait que mes potes qui étaient au courant. Nos histoires à nous, ben ça restait entre nous. On n’était plus des gamins. » (25 ans)
Or ce monde adulte parait lointain, isolé et souvent impuissant :
« Et puis mon daron, il a déjà assez de problèmes comme ça. Il est fatigué. Il est seul dans sa tête avec ses problèmes. Il va faire quoi ? S’embrouiller avec des lascars ? Non, c’est à moi de gérer ça. C’est comme les profs : tu parles à un prof, il dispute le mec qui te casse les couilles mais lui, il s’en bat les couilles, lui, il t’attend à la sortie, et là, le prof ne sera pas là. Donc ça ne sert à rien. Tu comprends vite que ça sert à rien, ça ne fait qu’aggraver le problème, c’est tout ce que ça fait. » (19 ans)
La défiance envers les institutions républicaines voire envers « la France » justifie un rejet du système, même quand ce dernier pourrait apporter une aide ou un suivi.
« Le système n’est pas fait pour nous. Il protège les Blancs, les riches. Nous, notre parole ne vaut rien. On est coupable à la naissance. » (22 ans)
Un sentiment d’autant plus fort que les jeunes concernés ignorent les autres abandons de la nation : de la paysannerie aux petits commerçants en passant par la souveraineté monétaire, les grandes entreprises d’État et les fleurons industriels…
C’est cette même défiance qui nourrit les contentieux personnels avec des policiers et des juges :
« Tu me vois au commissariat pour déposer une plainte ? Les flics, ils rigolent, c’est sûr ! Ils me diront que je n’ai que ce que je mérite. Depuis le temps qu’ils me courent après, ils ont la haine contre moi. » (18 ans)
L’illégalité des activités
Les jeunes rencontrés sont souvent pris dans des activités illicites ou illégales, ou à la frontière. Vols, menus larcins, trafics rendent leur acquisition de biens personnels compliquée à défendre auprès des autorités compétentes :
« Pourquoi je n’ai pas déposé plainte après le vol du scooter ? Ben le scooter n’était pas à moi. Je l’avais emprunté à un gars qui, lui, l’avait troqué avec un gars qui… Comment dire ? Ben, il l’avait volé, voilà. C’était un scooter volé à l’origine, donc… » (19 ans)
Or, même avec un scooter en règle, la peur des représailles impose le silence :
« Dans le quartier, le mec qui poucave, ben la police n’a pas les moyens de le protéger. Y’a trop de failles. Le mec, il dépose plainte, mais il n’y aura pas de policiers pour le protéger quand il rentrera chez lui. Il faut qu’il déménage, lui et toute sa famille. Ici, c’est grave de porter plainte. » (18 ans)
Dans ce contexte où le système « officiel » est rejeté, craint ou fuit, ne reste que le recours à « la justice » de l’entre-soi.
Le tribunal de la table de ping-pong
On parlera cependant le plus souvent de « médiation » et on réservera le mot « justice » à certaines situations dans lesquelles on constate une autorité, plus ou moins légitime voire impartiale qui se réfère à des valeurs morales, juge des conflits et impose ses décisions par la contrainte ou la persuasion.
J’ai notamment décrit cette autorité « judicaire » dans « Le tribunal de la table de ping-pong » dans mon roman Pirate du Bitume inspiré de mes enquêtes sociologiques.
« Il avait encore tapé mon petit frère. Moi, je voulais le défoncer, mais comme le gars, c’est le petit frère d’une grosse famille du quartier, ben j’ai temporisé. J’ai appelé ses grands frères et j’ai expliqué la situation, comme quoi il s’en prenait à mon petit frère sans raison. Là, y’a eu des débats. D’autres “grands du quartier” sont arrivés. Ils étaient neutres, donc ils ont joué les arbitres. En fin de compte, ils m’ont tous donné raison. Après ça, ses grands frères ont juré qu’ils allaient s’occuper de son cas. Ils lui ont fait la misère. Du coup, le mec qui tapait mon petit frère, ben il s’est calmé grave. On règle nos affaires entre nous. C’est plus rapide et plus efficace qu’un dépôt de plainte. En une heure, le problème est réglé. » (19 ans)
Des habitants de la cité des Iris, dans les quartiers nord de Marseille, où un passage à tabac sur fond de trafic de cannabis a coûté la vie à un jeune Comorien en février 2008. Anne-Christine Poujoulat/AFP
Les « grands frères » ou plus simplement « les grand(s) », est un terme utilisé par les jeunes des bandes et les travailleurs sociaux. Cette dénomination passe-partout nomme des personnes qui ne sont pas toujours nommables – parce qu’ils sont souvent des « caïds » ayant un rôle dans l’organisation des trafics, des vols, de l’usage de la violence – mais qui le deviennent grâce à la positivité du mot (« grands ») ou de l’expression (« grands du quartier »).
Des « grands » valorisés
Grand : qui n’aimerait pas être ainsi désigné ? Dans la rue, un « grand » correspond à un jeune homme d’une vingtaine voire d’une trentaine d’années dont la socialisation juvénile n’en finit plus. Il occupe la plus haute place dans la hiérarchie des bandes : soit en tant que sportif accompli (l’entraîneur de la salle de boxe ou de musculation et ses amis…), soit en tant qu’acteur du milieu politico-associatif local (le président de l’association des « jeunes du quartier » et ses amis…), ou encore, le plus souvent, en tant que voyou aguerri (le grossiste de cannabis, ses principaux associés et leurs amis…).
Les « grands » en cours de clochardisation (autres jeunes adultes encore engagés dans les bandes du quartier) ne sont pas considérés comme des « vrais grands ». Ils sont purement et simplement ignorés, méprisés.
Les « vrais grands », on en compte généralement une dizaine ou une trentaine par quartier. On les trouve le plus souvent dans le café le plus proche, parfois devenu la propriété de l’un d’entre eux.
Les jeunes engagés dans les bandes évoluent dans un microcosme (le réseau des bandes du quartier) quasi exclusivement masculin. Les mères, les tantes, les sœurs et les cousines doivent être maintenues à distance et, autant que possible, ne rien savoir des fréquentations et des activités de leurs fils, frères, cousins ou neveux.
Pour les relations de flirt, les jeunes des bandes et plus largement les jeunes des quartiers étudiés dans leur ensemble, s’éloignent des réseaux d’interconnaissances locales. Seules quelques filles intègrent le milieu masculin des bandes du quartier. Elles imitent les codes et les comportements des garçons.https://www.youtube.com/embed/1f7EGBPIxtE?wmode=transparent&start=0Bande annonce du film « Bande de filles » de Céline Sciamma (2014).
Distances et ruptures institutionnelles
Rares sont ainsi les dépôts de plainte, les entrevues avec des services sociaux ou administratifs. Les lenteurs et les complexités administratives du recours judiciaire rendent le processus quasi inexistant :
« Déposer plainte, t’es malade, c’est un truc de ouf ! Si tu portes plainte à chaque embrouille, tu passes ta vie au tribunal à remplir des paperasses. Je n’ai pas que ça à faire » (23 ans).
Seule exception, les cas donnant lieu à des dommages et intérêts dont les jeunes ne mesurent pas toujours l’ampleur :
« C’est vrai que, quand j’ai appris que l’autre avait touché 30 000 euros pour son œil crevé, ben je me suis dit : “Merde ! Moi aussi j’aurais pu prendre des sous si j’avais déposé plainte après mon traumatisme crânien”. » (17 ans, victime d’un guet-apens à la sortie du local des éducateurs)
Il existe par ailleurs des collaborations cachées avec les services de police : pour échapper à la prison ou éliminer la concurrence.
Un usage illégal de la violence comme routine
Les jeunes des bandes ne sont pas forcément concernés par l’ensemble des raisons évoquées. Certains n’ont, par exemple, pas connu les logiques traditionnelles de l’honneur masculin imposées par la socialisation familiale, d’autres n’ont jamais bénéficié de « la justice de l’entre-soi » du fait de leur position marginale dans la hiérarchie des bandes, voire de leur réputation de souffre-douleur.
Tous sont par contre soumis aux logiques traditionnelles de l’honneur masculin imposées par la socialisation amicale. Tous évoluent également dans un entre-soi où la protection étatique la plus élémentaire, à savoir la monopolisation wébérienne de la violence physique légitime par l’État, et plus globalement la protection des adultes, s’avèrent défaillantes ou complaisantes à l’égard de l’usage illégal de la violence.
Dans ce contexte le « capital guerrier » s’impose comme le capital le plus rentable à court et moyen terme, malgré des risques évidents de faillite (blessures, handicaps, folie…).
Pour lutter contre cette « loi du silence » que les bandes s’imposent et imposent aux habitants des quartiers pauvres, les institutions policière et judiciaire ont besoin d’informations donc d’informateurs.
La protection des témoins et victimes, avant et après le procès, représente une condition sine qua non pour gagner leur confiance. Lorsqu’on sait que l’identité et les coordonnées d’un témoin décisif figuraient dans le dossier d’instruction contre un terroriste du 13 novembre 2015, on mesure le chemin escarpé qui nous attend.
Maria Santos-SainzMaître de conférences, Institut de Journalisme Bordeaux Aquitaine, Université Bordeaux Montaigne
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« Estragos de la guerra » (les ravages de la guerre), 1810-1814, détail. Caprices N° 30. Wikipédia, CC BY
Le 30 mars marquera le 275e anniversaire de la naissance du grand peintre Francisco de Goya y Lucientes, né dans le petit village de Fuendetodos en Aragon et mort à Bordeaux le 16 avril 1828 : l’occasion de rendre hommage à cet artiste qui a vécu en France les quatre dernières années de sa vie.
Exilé volontaire, Goya quitte Madrid en 1824 afin de fuir le retour de l’absolutisme de Ferdinand VII. Quand il arrive à Bordeaux, âgé de 78 ans et complètement sourd, il dessine un autoportrait métaphorique intitulé « Aun aprendo » (J’apprends encore) où il dévoile son état d’esprit. Les années bordelaises correspondent à une période riche et paisible pour le peintre, pleine de créativité et d’envies d’expérimenter de nouvelles techniques de lithographie. Une étape où se consolident la liberté créative et l’autonomie de l’artiste, centré sur ses envies et préoccupations personnelles, loin des commandes de la cour d’Espagne.
Aun aprendo, autoportrait métaphasique de l’artiste qui dévoile son état d’esprit quand il arrive en France. Wikimedia
Un regard de reporter
Goya est un grand artiste qui a touché à toutes les thématiques picturales, mais qui avait le regard perçant d’un reporter et savait observer, raconter la société et les événements de son temps. Ses dessins peuvent être considérés comme des dessins de presse : avec les Désastres de la guerre, il invente le reportage graphique et participe à la naissance d’un journalisme visuel. Ces dessins constituent un précédent dans le genre des grands reportages photographiques de guerre. Par exemple, le dessin de la série intitulé Estragos de la guerra figure comme la première scène d’un bombardement sur une population civile. Goya, en précurseur du photojournalisme, nous laisse un fonds iconographique qui anticipe toute la barbarie des guerres à venir.
L’artiste s’inspire de la réalité qu’il perçoit avec ses cinq sens, qualité fondamentale de tout bon reporter comme le disait le journaliste polonais Ryszard Kapuscinski. L’art réaliste que présente Goya avec la réalisation des « Désastres de la guerre » ou « Les fusillades du 3 mai » nécessite une excellente préparation, tout comme un bon reportage, selon Kapuscinski : « lectures préparatoires, enquête de terrain et réflexion a posteriori. »
Le travail du reporter – comme celui du peintre – exige l’art du discernement, comme l’indique l’agencier polonais :
« Je dois avoir l’œil. Il s’agit d’une réelle compétence : savoir sélectionner. Autour de soi, on voit des centaines d’images, mais on sait qu’elles sont inutiles, il faut se concentrer sur ce qu’on a l’intention de montrer. L’image au bon endroit. »
Goya le fait notamment avec « Les fusillades du 3 mai », traduisant une pensée photographique qui résume le long récit de la guerre en un cadrage magistral. Un tableau qui se rapproche de la célèbre photo de Robert Capa « Mort d’un milicien », publiée dans la revue Life en 1937.
Le reportage « historiographique » qui se réclame de Kapuscinski se rapproche de la peinture par sa dimension visuelle, avec la description des scènes, des images, des détails qui construisent la narration. Avec son regard indépendant, Goya dénonce les atrocités dans les deux camps, comme le ferait un reporter impartial. Le goût de Goya pour le reportage graphique sous forme de dessins se manifeste encore à Bordeaux dans son singulier « Traité sur la violence ». Goya y montre des hommes enchaînés et des mises à mort, par exemple dans sa série consacrée à la guillotine. Sur le dessin 161 de l’Album bordelais G, intitulé
« Le chien volant », on voit un chien agressif qui survole une ville comme une machine à tuer.
Le chien assassin tient sur son dos un livre blanc avec les noms supposés des promoteurs de cette chasse à l’homme orchestrée. C’est là une allégorie de la violence d’un État répressif. Vision fantastique, certes, mais qui l’est moins aujourd’hui, avec l’invention des robots meurtriers. Le chien évoque aussi la vidéosurveillance, mais aussi les drones qui nous surveillent 24h/24. Visionnaire, Goya explore en toute liberté un éventail de menaces qui sont devenues des réalités de nos sociétés contemporaines, et anticipe des phénomènes omniprésents dans l’actualité du XXIe siècle.
L’obsession de l’actualité
À Bordeaux, il se fait le chroniqueur de la ville. À la fin de sa vie, il peint pour lui, par plaisir, pour dénoncer, sans contraintes ni autocensure. Il se libère et s’éloigne du politiquement correct. Ce changement avait déjà été amorcé avec la publication de la série des « Caprices ». Ses récits ressemblent aux bandes dessinées documentaires d’aujourd’hui. En allant plus loin, dans une transposition temporelle anachronique, on aurait pu imaginer Goya publier ses dessins pour Charlie Hebdo. Il met ses dessins au service d’une histoire qui frappe fort, à travers des récits par épisodes et toujours une brève légende, dans une approche très journalistique.
Les songes de la raison produisent de monstres. Wikimedia
L’ironie, la satire, le sarcasme, le grotesque, sont les ressources que Goya utilise pour renforcer sa narration visuelle. Ses obsessions, ses peurs, ses monstres sont aussi les nôtres. On dirait qu’ils émanent de notre époque. Il dénonce l’obscurantisme de son temps, immortalisé par le fameux dessin « Les songes de la raison produisent de monstres ».
Ses Albums G et H, réalisés à Bordeaux, nous montrent un Goya intéressé par le versant populaire de la ville. Il est attentif aux invisibles, aux oubliés. Goya, après avoir été au service de ceux qui font l’histoire comme peintre de la cour et des puissants finit par défendre la cause de « ceux qui subissent l’Histoire », comme l’affirmait Albert Camus en référence à la mission de l’art et au rôle de l’écrivain dans son célèbre discours de réception du prix Nobel de Littérature. Il dessine les marginaux, les fous, les pauvres, les prostituées, les précaires, les délaissés de la société. Il dénonce la peine de mort,
les inégalités, les excès de la religion, l’ignorance et la corruption.
Avec ce dessin intitulé Mal Marido, le peintre dénonce les violences machistes.
Au-delà de son héritage artistique, Goya est l’auteur d’une réflexion morale et philosophique sur la conduite humaine qui reste très actuelle. Le peintre est une icône de la modernité par sa défense de la liberté, de la raison, de la justice sociale, de l’égalité. Sa personnalité civique et intellectuelle mérite d’être explorée plus en profondeur. L’historien de l’art allemand Fred Licht, spécialiste de Goya, écrit en 1979 avec raison :
« Quiconque a vu, ne serait-ce que superficiellement, les journaux du dernier demi-siècle a constaté que Goya avait illustré il y a plus de 150 ans les nouvelles les plus significatives. »
Si ses images nous touchent aujourd’hui, c’est parce que nous y trouvons l’écho, et même l’explication, d’événements récents, très postérieurs à la mort du peintre.
Interprète de l’angoisse
De toutes ses forces, Goya a essayé de comprendre les comportements, les attitudes, les gestes humains face à l’histoire et de les représenter de la manière la plus véridique, la plus factuelle, en véritable reporter aux prises avec les faits. La vérité qu’il recherche est celle des passions, de l’amour, de la violence, de la guerre, de la folie, des injustices. On a l’impression que ces dessins ont été conçus pour illustrer les maux de notre époque. André Malraux, dans son ouvrage Saturne, Essai sur Goya (1950), le comme « le plus grand interprète de l’angoisse qu’ait connu l’Occident. Lorsqu’un génie trouve le chant profond du Mal… » Goya nous dévoile la part invisible du monde.
Comme le dit Susan Sontag dans son essai « Face à la douleur des autres » : « Les images de Goya amènent le spectateur près de l’horreur. » Tantôt l’artiste s’inspire des faits divers lus dans la presse, tantôt c’est le témoignage direct qui l’inspire, comme un véritable reporter de terrain. Mais c’est toujours la quête de la vérité qui détermine ses sources d’inspiration : il s’agit de témoigner, d’alerter, de dénoncer, de prévenir.
L’œuvre de Goya contient en germe le tourment révolutionnaire de l’art moderne. Dans sa conception de l’art, le peuple joue un rôle central : il incarne le peuple dans l’histoire. Il représente comme personne ne l’avait fait auparavant l’entrée en scène du fanatisme des idées, de la foule, de la masse en action, autrement dit l’avènement du populisme. Son parti pris est celui d’un éditorialiste qui écrit avec des images et pointe du doigt les dysfonctionnements de la société avec ses légendes. Le réalisateur espagnol Luis Buñuel disait à propos de Goya : « Le Peintre doit lire le monde pour les autres, pour ceux qui ne savent pas lire le monde… ».
La laitière de Bordeaux, ouvre les portes à la modernité. Wikimedia
Le séjour de Francisco de Goya à Bordeaux lui permettra de reconquérir la joie de vivre. Son testament, comme un symbole d’espoir, nous pouvons le trouver dans sa dernière œuvre qui montre une scène de la vie quotidienne : une jeune travailleuse modeste, délicate et rêveuse. Un tableau aux accents impressionnistes qui préfigure une nouvelle ère dans l’art pictural.
Nous croyons à la libre circulation de l’information
Les clients des marques de luxe associent amour du travail bien fait et éthique. Jean-François Monier / AFP
Pointé du doigt notamment pour la pollution qu’il génère, le secteur du luxe est aujourd’hui appelé à se réinventer et à innover. Une étude Ipsos publiée fin 2020 le confirme : les consommateurs souhaitent désormais qu’aspiration au luxe et éthique se rejoignent.
On voit ainsi des marques de luxe qui se tournent même vers des solutions circulaires – système économique qui visent à augmenter l’efficacité de l’utilisation des ressources – telle que Gucci Circular Lines, une entité dédiée à pousser en avant la production circulaire qui présentait sa première collection mi-2020.
La recherche que nous avons menée ouvre aux acteurs du luxe une nouvelle piste originale pour aller plus loin dans la mise en lumière de leur capacité à avoir une démarche éthique. Une voie encore inexplorée consisterait à promouvoir l’authenticité des marques de luxe.
Cohérence avec les valeurs
En effet, notre étude, publiée dans Journal of Business Ethics et menée sur diverses catégories de produits de luxe (mobilier design haut de gamme ou parfums), souligne le fait que plus une marque est perçue comme authentique, plus les clients la reconnaissent comme éthique. Pour expliquer cet effet, nous nous appuyons sur des questionnaires transmis auprès de plus de 1 800 consommateurs en France et aux États-Unis.
Notre recherche analyse les deux facettes de l’authenticité mobilisées par les marques : indexicale et iconique. L’authenticité indexicale désigne la « version originale » qui possède un lien spatio-temporel avec la réalité. L’authenticité iconique désigne une reproduction fidèle à l’original.
Par exemple, une pièce d’argent représentant Jules César et vendue dans un musée est considérée comme ayant une authenticité iconique car elle a les caractéristiques de la pièce antique ; la pièce originale, qui n’existe sans doute plus, a une authenticité indexicale.
Nous démontrons que, lorsque les répondants perçoivent la marque comme réellement authentique, ils la voient alors comme plus éthique. L’authenticité de la marque est la perception que celle-ci agit selon son vrai soi et de façon cohérente avec ses valeurs. Cela est encore plus vrai dans le cas d’une authenticité indexicale.
Preuves d’amour
Pourquoi le fait de proposer une version originale permet-elle à une marque d’être perçue comme particulièrement éthique ? Parce que la version originale est perçue comme exigeant beaucoup d’efforts et d’amour. En effet, être authentique en faisant les choses avec effort et amour, c’est le signe d’une réelle éthique pour les consommateurs.
Au-delà des grands discours, les marques de luxe ont donc tout intérêt à mettre du cœur à l’ouvrage pour démontrer leur dimension éthique. Par exemple, mettre en avant des signes d’amour en montrant le personnel passionné par la marque devant les clients ou encore mettre en avant des signes d’effort en indiquant le nombre d’heures réalisées pour concevoir le produit.
Certains acteurs ont déjà compris avec succès l’importance de donner des preuves de l’âme d’une marque, qui saura émouvoir les consommateurs. Par exemple, lors de son festival des métiers, la maison française Hermès expose depuis quelques années ses artisans passionnés pour des démonstrations sur la méthode de travail et le processus artisanal.https://www.youtube.com/embed/Wkq60I_er90?wmode=transparent&start=0« La Maison Hermès expose le savoir-faire de ses artisans » (France 3 Auvergne-Rhône-Alpes, 2018.
Hermès met en scène des artisans amoureux de leur art, qui impriment dans chaque objet l’empreinte de leur âme et reflètent une temporalité particulière, une durée. Par ailleurs, le grand magasin Harrods à Londres avait lancé dès 2014 un évènement « Made with Love » (fabriqué avec amour) pour mettre en avant le savoir-faire unique de ses fournisseurs.
Ces résultats démontrent que les marques de luxe ont une carte à jouer en mettant en avant la passion qui les anime et en ne ménageant pas leur peine pour proposer des produits toujours plus extraordinaires. En démontrant une vraie authenticité, les marques de luxe seront porteuses de sens et pourront enfin être pleinement associées à une dimension éthique.
Lucie BaudoinPost-doctorante en sciences de gestion, Montpellier Business School – UGEI
Lucie Baudoin a reçu des financements de la Généralité de Catalogne et du Fond social européen au cours de ces recherches (bourse FI-AGAUR 2018 FI_B 00258, 2019 FI_B1 00166 et 2020 FI_B2 00127).
Face aux défis environnementaux, les décisions prises de manière unilatérale et centralisée ont montré leurs limites. Il est désormais admis que les parties prenantes – acteurs économiques, associations, collectivités locales – doivent être incluses dans une démarche participative et concertée. En France, la Commission nationale du débat public (CNDP), créée en 1995, est notamment en charge de s’assurer de la participation du public à l’élaboration de grands projets d’aménagement du territoire (les projets de parcs éoliens en mer, par exemple).
On attend des processus participatifs qu’ils aident à résoudre les problèmes environnementaux principalement via deux mécanismes : d’une part, par le partage d’expériences de chaque acteur, qui apporte des informations utiles pour formuler de meilleures décisions à terme. Ensuite, en permettant aux décisions prises d’être plus adaptées aux réalités du terrain, donc plus suivies et plus légitimes aux yeux des populations locales. Les fortes contestations contre le barrage de Sivens, ou l’aéroport de Notre-Dame des Landes ont porté d’ailleurs entre autres sur la qualité des rapports réalisés pour l’élaboration des projets, et sur la légitimité des décisions prises.
Néanmoins, intégrer la participation citoyenne à ces décisions n’est pas chose facile. En s’attaquant à des sujets complexes qui portent en eux une dimension sociale, comme le changement climatique, la préservation des écosystèmes ou la gestion des ressources en eau, la gouvernance environnementale est toujours confrontée à une diversité de perceptions.
En outre, ces enjeux affectent et sont affectés par une grande diversité d’acteurs. C’est le cas des bassines dans l’Ouest de la France, où des agriculteurs voient ces aménagements de stockage de l’eau comme une manière de s’adapter au changement climatique, et les associations de défense de l’environnement comme une menace supplémentaire pour un cycle de l’eau déjà malmené. Dans ces cas, les désaccords sont souvent profonds et perdurent des années en « conflits insolubles ».
Une efficacité qui n’est pas établie
Il serait dangereux et erroné de croire que la mise en place de processus de participation serait une recette magique pour réussir la transition écologique. Plus de vingt ans après la Convention d’Aarhus (2001) visant l’émergence d’une « démocratie environnementale », la littérature académique n’a pas prouvé empiriquement que les processus de participation ou de concertation garantissent toujours l’amélioration ou la préservation de conditions environnementales, telle que la qualité des eaux ou la pollution de l’air.
Tout d’abord, il s’agit d’un sujet très complexe à étudier dans le cadre d’une démarche scientifique systématique, et en l’état, il n’y a pas un consensus académique établi et éprouvé sur l’efficacité environnementale de la participation. À la question, « est-ce qu’inclure tout le monde résoudra les problèmes environnementaux ? », la réponse est « on ne sait pas trop, cela dépendra sans doute du problème et de la forme que prendra la participation ».
En effet, certains contre-arguments peuvent être avancés à l’effet positif de la participation sur les indicateurs environnementaux : dans le cas de crises environnementales exigeant une réponse rapide, les processus de participation peuvent être trop longs, et donc retarder la mise en place des mesures nécessaires. Ils peuvent également renforcer les rapports de force existants.
Le risque de renforcer les rapports de force
Dans son ouvrage fondateur de 1990 sur la gouvernance des communs, le prix Nobel d’économie Elinor Ostrom pointe déjà du doigt quelques facteurs pouvant compliquer une gestion collective réussie de ressources communes.
Entre autres, celle-ci est plus facile sur des territoires moins grands, aux frontières clairement définies, incluant des acteurs qui dépendent tous des mêmes ressources sur le long terme, et pouvant communiquer entre eux dans un climat de confiance. Or ces conditions sont loin d’être réunies pour tous les enjeux environnementaux de notre siècle, qu’il s’agisse du changement climatique ou de la gestion de grands bassins hydrographiques.https://www.youtube.com/embed/qrgtbgjMfu0?wmode=transparent&start=0Des communs et des hommes. (Data Gueule/Youtube, 20 juin 2015).
Surtout, participer à la prise de décisions environnementales requiert des acteurs concernés des ressources comme le temps, l’énergie, des connaissances de base sur des sujets qui peuvent se révéler très techniques et surtout, une certaine motivation à participer. Or ces ressources sont inégalement réparties au sein de la population, ce qui peut mener à une surreprésentation de certains acteurs – économiques notamment – dans les délibérations.
C’est en ce sens que les processus de participation peuvent reproduire ou amplifier des déséquilibres de pouvoir préexistants. Ces déséquilibres de représentation dans les assemblées pourraient même à terme se ressentir dans les conditions des milieux naturels.
Le cas de la gouvernance de l’eau
Prenons le cas de l’eau. Dans ce domaine, il y a des décennies que des démarches participatives sont appliquées. Dans les pays de l’Union européenne, La Directive-cadre sur l’eau (DCE) adoptée en 2000 incite les États membres à favoriser la participation de tous dans l’élaboration des plans de gestion des ressources en eau dans les bassins hydrographiques.
Cette participation peut prendre deux formes : une consultation générale du public sur les orientations prises ; une participation active d’acteurs clefs dans le processus de prise de décisions. Dans les deux cas, on attend du processus qu’il aide à obtenir de meilleurs résultats en matière d’état des milieux aquatiques.
La France avait même largement devancé l’Europe dans cette démarche en mettant en place des comités de bassin, aussi appelés « parlements de l’eau », dès la fin des années 1960. Ces comités de bassin réunissent des représentants des collectivités locales, de l’État, des industriels, des agriculteurs, des associations de protection de la nature, de consommateurs… dans un exercice intense et ambitieux de concertation pour élaborer ensemble une politique de l’eau adaptée aux territoires.https://www.youtube.com/embed/n_RF4mOjKcw?wmode=transparent&start=0L’eau en France : tous concernés ! (France Nature Environnement Centre-Val de Loire/Youtube).
Vingt ans après cette directive, en France comme ailleurs en Europe, les résultats ne sont pas au rendez-vous. Seuls 40 % des eaux de surface des pays de l’UE sont considérés en bon état écologique selon un rapport de 2018 de l’Agence européenne pour l’environnement ; alors que l’objectif initial était d’atteindre 100 % de masses d’eau en bon état en 2015 – un objectif reporté depuis à 2027.
Certes, l’injonction de participation fixée dans la DCE n’a pas été mise en place de la même manière dans chaque pays membre. Cependant, une étude couvrant l’Angleterre, la France, l’Allemagne, l’Italie, la Pologne et l’Espagne montre que les responsables administratifs engagés dans la mise en place des processus participatifs ont eux-mêmes jugé peu efficace la participation active d’acteurs-clefs et totalement inefficaces les consultations du public sur l’amélioration de l’état des milieux aquatiques. Ils pointent notamment la surreprésentation des acteurs agricoles conventionnels et un manque d’intérêt du grand public parmi les principaux obstacles rencontrés.
Les consultations du public organisées par les agences de l’eau sont par ailleurs, hélas, largement ignorées, avec de faibles taux de réponse.
Combien de citoyens français savent à quelles instances de bassin ils sont rattachés et connaissent l’existence des comités de bassin censés les représenter et de ces démarches de consultation ?
Pas de recette miracle
Comme nous alertait Elinor Ostrom, il n’y a pas de panacée en matière de gouvernance collective.
Il est naturel que toutes les démarches participatives n’aboutissent pas forcément. Si nous attendons des miracles de la mise en place de processus de participation sur les enjeux environnementaux locaux comme globaux, il est fort probable que nous soyons déçus et même découragés quant à la faisabilité de la transition écologique.
S’il y a une leçon à retenir du cas de la gouvernance de l’eau, c’est qu’il n’y a pas de vraie participation sans sensibilisation et mobilisation de la population au sens large. Sans quoi certains groupes plus motivés ou dotés de plus de ressources risquent de préempter le processus, et réduire à néant les promesses de la participation.
Face à cela, que faire ? Pour commencer, du 1er mars au 1er septembre 2021, la nouvelle édition de consultation du public des agences de l’eau est en cours pour tous les bassins français. Alors, n’hésitez pas à participer et relayer l’information pour que cette démarche puisse porter ses fruits !
Anne MonierDocteure en sciences sociales, spécialiste de la philanthropie, de la sociologie du transnational, des politiques culturelles, École normale supérieure (ENS) – PSL
Déclaration d’intérêts
Anne Monier ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d’une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n’a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.
Nous croyons à la libre circulation de l’information
73e session de l’Assemblée Générale des Nations Unies : Forum des leaders mondiaux du monde des affaires et de la philanthropie sur l’égalité des sexes et l’autonomisation des femmes. New York, septembre 2018. UN Women / Flickr
En décembre 2020, peu avant les vacances de fin d’année, de nombreux articles de presse sont parus sur MacKenzie Scott, ex-femme de Jeff Bezos, évoquant la grande générosité dont elle a fait preuve cette année – le New York Times parle de plus de 6 milliards de dollars de dons.
Pourtant, comme le soulignait sur Twitter Rob Reich, professeur de science politique à l’Université de Stanford et spécialiste de la philanthropie, alors que les dons de Mackenzie Scott ont été cette année quinze fois plus importants que ceux des plus grandes fondations américaines (par exemple la Fondation Ford a distribué 350 millions de dollars en 2020), nous savons peu de choses sur sa philanthropie.
La philanthropie des femmes, qui a toujours été très importante, est longtemps restée invisible. De multiples raisons peuvent expliquer ce paradoxe.
Une philanthropie peu étudiée
Le manque de travaux de recherche sur la philanthropie des femmes contribue à sa méconnaissance et à son invisibilité.
Les travaux les plus nombreux sont ceux des historien·ne·s – dont plusieurs pointent cette « invisibilité » et cet « impensé ». Pourtant, la philanthropie des femmes a une histoire longue, du mécénat des femmes de pouvoir au Moyen-âge et à la Renaissance (Isabeau de Bavière, Catherine de Médicis, et bien d’autres) à la bienfaisance des religieuses aux XVIIe et XVIIIe siècles – « filles de la charité » –, mais aussi les femmes philanthropes du XIXe et du début du XXe siècle.
Ces derniers travaux montrent que le rôle des femmes en philanthropie a toujours été majeur et leur a permis d’être présentes dans la sphère publique, alors qu’elles ont longtemps été cantonnées à la sphère privée et exclues des arènes politiques. Si certaines recherches soulignent le pouvoir émancipateur de ces activités, notamment à une époque où le développement de la philanthropie réformatrice est concomitant de celui des mouvements féministes, d’autres considèrent au contraire que la philanthropie, empreinte de paternalisme, constitue une entrave à l’émancipation des femmes.
Dans la recherche contemporaine, peu de chercheurs se sont intéressés à cette question. Quelques études existent malgré tout. Le Women’s Philanthropy Institute, créé en 1991 au sein de la Lilly Family School of Philanthropy de l’Université d’Indiana aux États-Unis, est le premier institut de recherche sur la philanthropie des femmes. Ayant reçu, en 2015, un don très important de la Fondation Bill & Melinda Gates (2,1 millions), il a développé de nombreuses études sur différentes thématiques (leurs motivations, les causes soutenues, etc.).
Le PhiLab, à l’Université du Québec à Montréal, s’est également intéressé à cette question, à travers la constitution d’une bibliographie et d’une édition spéciale. Des recherches sur la philanthropie des femmes dans différents pays du monde ont aussi été menées, permettant de dépasser la vision occidentalocentrée de la philanthropie, comme les travaux d’Amélie le Renard sur l’Arabie saoudite. De même, un numéro spécial de la revue Voluntas est consacré à ce sujet dans différents pays – de l’Allemagne à la Russie, en passant par l’Inde ou l’Australie.
Une philanthropie structurellement invisibilisée
Au-delà des travaux, c’est la conceptualisation même de la philanthropie des femmes qui a contribué à son invisibilisation.
Tout d’abord, les pratiques philanthropiques des femmes sont le plus souvent analysées à l’aune de celle des hommes, afin de déterminer s’il existe des différenciations entre les deux. Ainsi, l’idée répandue selon laquelle « les femmes donnent du temps, les hommes donnent de l’argent » semble avérée. Elles donnent également à une plus grande diversité d’organisations, alors que la philanthropie des hommes est plus concentrée. En outre, elles ont tendance, plus que les hommes, à être engagées dans des formes collectives de dons, comme les « giving circles ». Ces résultats sont à nuancer car ils tendent à faire croire que la générosité des femmes est homogène et occultent la diversité des situations, essentialisant la catégorie même de philanthropie des femmes. Cependant, de nombreux travaux ont confirmé le rôle majeur des femmes dans les activités bénévoles – travail gratuit et invisible.
Ensuite, la philanthropie des femmes est aussi rendue invisible par le fait que le champ philanthropique est, comme la société, fortement structuré autour des couples. Un grand nombre de fondations sont créées par des couples. Dans le top 50 des donateurs pour l’année 2018, il y a 22 couples, 27 hommes seuls, 1 famille, 0 femme seule. Pourtant, c’est souvent l’homme qui est mis en avant, notamment médiatiquement – on pense à la Fondation Bill et Melinda Gates ou à la Chan Zuckerberg Initiative. De plus, on ne connaît pas la répartition des rôles entre les époux. Il arrive que les décisions se fassent conjointement mais également de manière séparée, comme Abby Aldrich Rockefeller, qui créa le MoMA, alors que son mari, qui « détestait l’art moderne », préféra investir dans les Cloisters. La question de la philanthropie des femmes apparaît alors complexe : doit-on prendre en compte seulement les femmes seules – célibataires, veuves ou divorcées ? Comment inclure l’action philanthropique des femmes en couple ? Par une action différenciée de leur mari ? Par leur rôle au sein de leur fondation commune ? La question reste ouverte.
L’invisibilisation de la philanthropie féminine tient aussi à ce que celle-ci fut longtemps dépendante de la fortune masculine, les femmes ne pouvant gagner ni dépenser leur propre argent sans autorisation d’un homme. Cette situation de dépendance est d’autant plus problématique qu’alors que le travail féminin participe activement à la production et reproduction de la richesse des familles, le capital au XXIe siècle reste résolument masculin. La philanthropie est tributaire de cet état de fait. Certaines grandes philanthropes s’inscrivent dans cette tradition, comme Liliane Bettencourt il y a quelques années (héritière de la fortune de son père Eugène Schueller, fondateur de l’Oréal), Laurene Powell Jobs (héritière de son mari Steve Jobs, fondateur d’Apple), Alice Walton (fortune héritée de son père, fondateur des supermarchés Walmart). Mais aujourd’hui émergent de plus en plus des femmes qui ont bâti leur propre fortune grâce à leur travail et qui développent une action philanthropique qui leur est propre, quelle que soit leur situation maritale – par exemple Sheryl Sandberg (COO de Facebook), Oprah Winfrey (présentatrice et productrice) ou Sara Blakely (créatrice de Spanx).
Les femmes, une opportunité pour le secteur philanthropique ?
La philanthropie des femmes gagne aujourd’hui en visibilité et apparaît comme une véritable opportunité de transformation pour le secteur.
L’émergence récente d’une philanthropie des femmes plus financière et plus indépendante des hommes conduit celles-ci à s’engager pour leur propre cause. Ainsi, la philanthropie des femmes veut parfois aussi dire philanthropie pour les femmes ou féministe, l’une s’attaquant aux conséquences des dominations de genre (et le fait que les femmes ont moins accès à la santé, l’éducation, etc.) tandis que l’autre est plus politique et tente d’agir en amont (par la défense des droits des femmes par exemple). Cet engagement est d’autant plus important que c’est une cause relativement peu soutenue de manière générale – en 2017, 7 % des fondations françaises déclarent agir en faveur des femmes et jeunes filles et aux États-Unis seul 1,6 % du total des dons vont à cette cause. C’est donc aujourd’hui un enjeu majeur.
Et l’on voit aujourd’hui une médiatisation et légitimation croissante de la philanthropie féminine. Certaines figures n’hésitent pas à prendre la parole, comme Melinda Gates, longtemps dans l’ombre de son mari, qui évoque publiquement le travail qu’elle a dû faire au sein de la fondation pour être entendue et son rôle dans le giving pledge. En outre, des réseaux de femmes philanthropes se constituent, notamment aux États-Unis, pour échanger et se soutenir. Ces développements conduisent à l’éclosion de nouveaux guides pratiques pour les professionnels qui souhaitent lever des fonds auprès des femmes, car celles-ci constituent un nouveau « marché » à « cibler », d’autant plus que les fortunes des femmes sont en pleine croissance – en 2019, le classement des plus grandes fortunes comptait un nombre record de 244 femmes.
Or les femmes, exerçant différemment la philanthropie, contribueraient, selon certains, à transformer le secteur philanthropique lui-même car elles « changent la donne ». Le don de MacKenzie Scott, encensé par la presse, est en ce sens révélateur : elle est à contre-courant de son mari longtemps considéré comme peu généreux – voire « radin » ; contrairement aux grands philanthropes qui donnent souvent à des institutions prestigieuses, comme leur université ou un grand musée, elle a donné à des institutions modestes vraiment dans le besoin ; elle a fait des dons non affectés – fait assez rare dans le milieu – permettant aux récipiendaires de décider de l’usage des fonds.
Se dessine ainsi une remise en cause de la philanthropie d’élite traditionnelle, celle des hommes blancs de plus de 50 ans, en quête de reconnaissance et de pouvoir, souvent centrée sur les désirs des donateurs plus que sur les besoins des récipiendaires. Dans la lignée de ce que certains professionnels appellent de leurs vœux, la philanthropie des femmes marque un vrai changement de paradigme, avec une philanthropie plus engagée pour la justice sociale et où les rapports de pouvoir sont questionnés.
Penser la philanthropie au prisme du genre
Il est aujourd’hui essentiel de penser la philanthropie au prisme du genre. D’abord parce que cela permet d’appréhender différemment les rapports de pouvoir propres à la philanthropie, et à celle des élites en particulier (la plus connue et médiatisée). De plus, parce qu’elle est révélatrice plus largement, des mécanismes de domination masculine et d’invisibilisation du travail des femmes à l’œuvre dans la société, activité de care (soin) peu valorisée et pourtant si essentielle. En outre, parce qu’elle montre comment l’émancipation et l’affirmation des femmes participent à construire une société plus juste et plus égalitaire. Enfin, penser la philanthropie au prisme du genre, c’est aussi penser la diversité de la philanthropie, et non seulement celle des grands milliardaires, pour s’intéresser à celles et ceux qui contribuent, souvent dans l’ombre, à aider les autres de différentes manières, redonner voix à ces invisibles de la philanthropie (donateurs invisibles, mais aussi professionnels ou récipiendaires) et faire un pas de côté pour comprendre la philanthropie dans toute sa diversité et sa complexité.
Philippe MeneiProfesseur de Neurochirurgie, neurochirurgien des Hôpitaux, chef de service CHU d’Angers, enseignant chercheur de l’Unité Inserm U1232-CRCINA., Université d’Angers
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Philippe Menei a reçu des financements de la Fondation de l’Avenir, auteur de « voyage du cerveau gauche au cerveau droit ». EDP Sciences
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Paradoxalement, le cerveau est le seul organe insensible. C’est ce qui a permis aux neurochirurgiens, dès les années 1900, d’identifier les zones cérébrales impliquées dans la motricité, en stimulant électriquement à l’aide d’une électrode le cerveau de leurs patients opérés sous anesthésie locale.
Plus tard, ils ont appris à identifier les réseaux du langage verbal, situés dans l’hémisphère gauche chez la majorité des gens. Ils ont ainsi découvert que, lors d’une chirurgie cérébrale chez un patient conscient, une stimulation électrique au niveau des réseaux du langage bloquait ce dernier.
Les neurones impliqués dans le langage appartiennent en effet à des réseaux montés en parallèle, organisés dans un jeu d’équilibre complexe. La stimulation électrique à un point du réseau rompt cet équilibre, ce qui se traduit par un dysfonctionnement, une « paralysie » du langage en quelque sorte. Ce dernier peut ainsi être troublé, parfois bloqué dans sa production (aspect phonologique) ou dans sa compréhension (aspect sémantique).
Depuis les années 2000, cette exploration du langage verbal chez le patient conscient est pratiquée dans de nombreux services de neurochirurgie. Elle permet d’opérer des tumeurs considérées jusque-là comme inopérables et de diminuer les risques de séquelles. De plus, elle offre une fenêtre inégalée sur le fonctionnement cérébral et les réseaux sous-tendant la cognition. Les observations réalisées lors de ces chirurgies ont amené une vision nouvelle de l’organisation cérébrale du langage, complémentaire de celle dessinée par l’imagerie fonctionnelle.
Mais le langage verbal est loin de représenter la seule fonction permettant l’interaction humaine. Des plus primaires aux plus complexes, d’autres fonctions, supportées par des réseaux cérébraux souvent latéralisés dans l’hémisphère droit, ont été identifiées en imagerie fonctionnelle.
Depuis 2017, nous avons développé dans le service de neurochirurgie du CHU d’Angers un nouvel outil basé sur la réalité virtuelle pour explorer ces fonctions et nous assurer que nos interventions n’endommageront pas de zones d’importance majeure. Explications.
Explorer le cerveau social
Nos interactions sociales sont rendues possibles par la mise en œuvre conjointe des divers processus cognitifs qui constituent la « cognition sociale ». Parmi ceux-ci figure tout d’abord l’attention sociale,autrement dit ce qui fait que les visages ou les regards ont la faculté de capter notre attention de façon parfois impressionnante, même à la limite de notre conscience. Qui n’a jamais « senti » au moins une fois, avec raison, qu’on le regardait ? Le contact visuel est chez l’être humain un puissant déclencheur de l’attention.
Le réseau des neurones miroirs permet quant à lui de reconnaître dans l’autre sa propre aptitude à produire la même action, autrement dit dans le contexte social, à communiquer comme soi-même.
Jusqu’à présent, il était difficile d’explorer ces fonctions faute de pouvoir reproduire une interaction sociale naturelle avec le patient allongé sur la table d’opération. Mais en 2017, la réalité virtuelle a fait son entrée au bloc opératoire.
La réalité virtuelle, futur outil du neurochirurgien ?
En équipant le patient de lunettes de réalité virtuelle, il devient possible de créer des situations qu’il serait impossible de reproduire en salle d’opération. À l’aide d’acteurs ou d’avatars, on peut ainsi reproduire tout type d’interaction sociale, du repas de famille au flirt à la terrasse d’un café. Ces simulations, parfaitement contrôlées et reproductibles, sont interactives, les personnages répondant émotionnellement au regard du patient.
Celui-ci doit explorer la scène, identifier quelle personne cherche à rentrer en contact visuel avec lui, deviner son émotion, son état d’esprit… Tout cela alors que le neurochirurgien stimule électriquement chaque zone qu’il est susceptible de traverser ou réséquer (retirer) lors de l’intervention.
Dans cet exemple de test, le patient doit identifier le personnage qui tente de rentrer en contact visuel avec lui, et identifier son émotion faciale (ici en haut et gauche). Le regard du patient est matérialisé par un trait bleu. Ici, le patient a exploré normalement l’espace et les visages et s’est fixé sur le bon personnage. P. Menei, Author provided
Sur un écran, l’équipe chirurgicale peut visualiser ce que le patient voit dans l’univers virtuel et suivre son regard, matérialisé par un point. Elle peut ainsi savoir instantanément comment le patient explore visuellement la scène sociale, s’il réagit de façon adaptée aux indices du langage non verbal, s’il reconnaît les émotions, les intentions de son ou de ses interlocuteurs virtuels.
Tester les effets des perturbations pour limiter les séquelles de l’opération
Quand une zone corticale – ou un faisceau d’axones – impliquée dans l’interaction sociale est transitoirement paralysée par une stimulation électrique, des perturbations apparaissent, différentes selon le réseau identifié : le patient devient incapable d’explorer la scène des yeux, d’identifier un contact visuel, de reconnaître une émotion ou encore de deviner l’état d’esprit de son interlocuteur.
Chez les patients opérés d’une tumeur cérébrale, on peut dès lors identifier des nœuds de réseaux essentiels à l’interaction sociale et les préserver afin de diminuer le handicap, souvent négligé, que représente un dysfonctionnement de la cognition sociale. Nos travaux ont ainsi confirmé le rôle majeur de l’hémisphère droit dans les interactions humaines non verbales.
Les stimulations électriques appliquées sur le cerveau au moyen d’une électrode perturbent le fonctionnement des réseaux de neurones. P. Menei, Author provided
De plus, la similarité des dysfonctionnements induits par la stimulation électrique avec les symptômes observés dans des pathologies de la cognition sociale, comme les troubles associés à l’autisme ou la schizophrénie, pourrait nous permettre de mieux comprendre ces maladies.
Les travaux de mon équipe et les connaissances récentes sur le fonctionnement cérébral m’ont aussi amené à revisiter la latéralisation cérébrale, autrement dit la répartition des fonctions entre l’hémisphère gauche et l’hémisphère droit du cerveau. Le premier est parfois un peu vite qualifié de « dominant » (car siège du langage verbal), tandis que le second est abusivement désigné comme « mineur », alors qu’il gère d’autres fonctions tout aussi importantes comme la cognition visuo-spatiale (qui permet entre autres de se positionner dans un espace en 3 dimensions), les processus liés à l’attention et le langage non verbal.
Nous savons aujourd’hui que la communication et les interactions sociales résultent de la mise en action concomitante de réseaux cérébraux distincts et étendus dans les deux hémisphères. La réalité virtuelle pourrait permettre de les explorer plus finement.
L’apport précis des tests de la cognition sociale grâce à la réalité virtuelle est actuellement évalué dans le cadre d’une étude clinique au CHU d’Angers. Cependant, la rapidité des progrès technologiques en réalité virtuelle et l’introduction de matériels de plus en plus puissants et performants au bloc opératoire complexifient l’évaluation clinique sur une grande série de patients.
Par ailleurs, l’introduction de la réalité virtuelle pour une opération du cerveau chez un patient conscient ne s’est pas faite facilement. Il y a quelques années encore, la réalité virtuelle soulevait des craintes et des fantasmes qu’il a fallu lever par des études de faisabilité et tolérance dont certains résultats viennent d’être publiés.
Heureusement, on voit maintenant la réalité virtuelle s’installer dans les blocs opératoires, que ce soit pour guider le chirurgien ou tranquilliser le patient. Afin d’évaluer des fonctions cognitives de plus en plus complexes, nous travaillons pour notre part à rendre l’expérience virtuelle encore plus réelle, plus immersive, en rajoutant des sons, des odeurs, et pourquoi pas, les proches du patient, grâce à la mise en œuvre de la technologie du « deepfake » (ou « hypertrucage »), qui recourt au deep learning afin de créer des images et des vidéos réalistes à partir d’enregistrements./
Nous croyons à la libre circulation de l’information
Le cancer est la deuxième cause de décès dans le monde, représentant ainsi près d’un décès sur six. La cause des cancers est multifactorielle ; l’exposition aux ultraviolets (rayons du soleil) ou à l’amiante, le tabagisme ou une consommation excessive d’alcool sont des facteurs de risque reconnus de cancer. Ceux-ci entraînent des anomalies de l’ADN (ou mutations) dans les noyaux des cellules saines.
Ces mutations s’accumulent au cours du temps (sur des années, voire des décennies) jusqu’à ce que la cellule devienne cancéreuse et forme une masse tumorale détectable.
L’ADN (ou génome d’une cellule) peut être imaginé comme un livre fait d’une succession ordonnée de lettres (code génétique). L’ADN se répartit en chromosomes ou pages. Les mots ainsi formés correspondent à des gènes codant pour les protéines (les briques) de notre organisme. Les mutations vont modifier les lettres de certains mots ou gènes aboutissant à la production d’une protéine anormale ou à l’absence de celle-ci. Ces mutations peuvent toucher des gènes qui sont des freins de la croissance cellulaire (appelés « gènes suppresseurs de tumeur ») et des gènes qui sont des accélérateurs de la croissance cellulaire (appelés « oncogènes »). Lorsque suffisamment de leviers sont actionnés, la croissance et la multiplication cellulaires deviennent excessives, accélérées, donnant naissance à un cancer.
À côté de cette théorie du « gradualisme » (accumulation progressive au cours du temps de mutations de l’ADN), existe une théorie moins répandue, celle de « l’équilibre ponctué ». Théorie née en 1993, de plus en plus discutée dans le domaine de la cancérologie, et récemment mise en avant dans le magazine Nature. Celle-ci postule qu’un nombre important de mutations survient en même temps de façon cataclysmique, tel un orage génétique. Ceci aboutirait à un remodelage important du génome non pas de façon progressive, par paliers successifs, mais brutalement de façon saltatoire, en court-circuitant les étapes habituelles du développement tumoral. Ce phénomène cataclysmique se traduit par la cassure ou pulvérisation d’un ou plusieurs chromosomes en dizaines ou centaines de fragments.
Un chromosome patchwork
Cet évènement est appelé chromothripsie (du grec : chromos pour chromosome et thripsis pour briser en éclats). Les fragments de chromosomes ainsi formés sont recollés par la cellule dans un ordre aléatoire, à la manière d’un alphabet reconstitué dans le désordre ou d’un patchwork. Lors de la chromothripsie, certains mots ou lettres vont être perdus ou au contraire recopiés en plusieurs exemplaires dans le chromosome patchwork. D’autres mots ou gènes fusionnent pour donner un nouveau mot ou « gène de fusion ». Par exemple, les mots plage et rideau perdent une partie de leurs lettres (-ge et ri –, respectivement) et s’assemblent pour former le nouveau mot pladeau, qui n’existe pas à l’état normal, mais reste lisible par la cellule. Le gène de fusion pladeau peut coder une protéine anormale qui sert d’accélérateur au développement du cancer (oncogène). La chromothripsie pourrait expliquer la croissance extrêmement rapide et l’agressivité de certaines tumeurs.
Environ 2 à 3 % des cancers présenteraient une chromothripsie. Les techniques modernes de séquençage (ou lecture) de l’ADN permettent de détecter plus facilement des chromosomes patchwork. Le type de tumeur cérébrale le plus fréquent et le plus agressif chez l’adulte, appelé glioblastome, pourrait subir une chromothripsie dans plus d’un tiers des cas (39 % des cas selon nos travaux). Le glioblastome se développe très rapidement, en quelques semaines ou mois, et entraîne le décès du patient le plus souvent en moins de 18 mois malgré des traitements agressifs (chirurgie, radiothérapie et chimiothérapie). La chromothripsie pourrait jouer un rôle d’accélérateur dans cette maladie comparée à d’autres types de cancer d’évolution plus lente.
Un remodelage rapide du génome sous l’effet de la chromothripsie pourrait permettre une adaptation de la cellule à un environnement qui lui serait défavorable (par exemple, pauvre en oxygène ou en nutriments). Un génome très remanié, chaotique, pourrait conférer un avantage de survie à la cellule, la rendant plus forte, plus résistante, que des cellules tumorales au code génétique moins désorganisé. Les cellules ayant subi une chromothripsie pourraient être moins sensibles aux traitements tels que la radiothérapie ou la chimiothérapie et être à l’origine d’une récidive de la maladie.
Les traitements donnés aux patients atteints d’un glioblastome sont dans l’ensemble peu efficaces ; ils permettent de ralentir l’évolution de la maladie, mais ne la guérissent pas. La chromothripsie pourrait expliquer, au moins en partie, cette résistance aux traitements.
Comment combattre la chromothripsie et ses effets accélérateurs du cancer ? Comment combattre la résistance aux traitements qui en découle ? On ne peut réparer un génome patchwork, mais cet alphabet très désorganisé peut aussi être un point faible de la cellule tumorale, un véritable talon d’Achille. La chromothripsie poussée à l’extrême pourrait être dommageable pour la cellule tumorale et freiner sa croissance ou entraîner sa mort. La cellule tumorale est au volant d’un bolide de Formule 1 qui, du fait de ses excès, finirait sa course par une sortie de piste. Ce talon d’Achille pourrait être la cible de nouveaux traitements (https://doi.org/10.1038/s41586-020-03064-z). Les mécanismes qui permettent à la cellule tumorale de recoller les morceaux après la pulvérisation d’un ou plusieurs chromosomes peuvent être bloqués par certains médicaments. Si la cellule ne peut réparer ou reconstituer, même imparfaitement, son ADN, elle ne survivra pas. La vitesse tue.
Quelle est l’origine de la chromothripsie ? Si la cause exacte de la chromothripsie n’est pas connue, plusieurs hypothèses sont à l’étude. Selon l’une d’elles, un chromosome pourrait être séparé du reste du génome, tel une page détachée du livre, et emprisonné dans un micronoyau ; les autres chromosomes resteraient dans le « vrai » noyau de la cellule. Lorsque la cellule tumorale se multiplie, ce chromosome détaché serait déchiré en dizaines ou centaines de morceaux.
L’étude de la chromothripsie dans les cancers est importante, car elle devrait permettre de mieux comprendre la genèse de la maladie et de développer des médicaments plus efficaces, ciblant le moteur de la cellule tumorale : son ADN.
Antoine BouyeureDoctorant en neurosciences cognitives, Université de Paris
Antoine Bouyeure a obtenu une allocation doctorale ministérielle de l’Université de Paris et un prix de la Fondation de Mustela (2017). Il est reconnaissant envers la Fondation de France (AO Neurodéveloppement et Autisme) qui a financé le projet MemoDev constitutif de ses travaux de doctorat.
Partenaires
Université de Paris apporte un financement en tant que membre adhérent de The Conversation FR.
Dans son Dictionnaire des idées reçues, à l’entrée « Mémoire », l’écrivain Gustave Flaubert a noté : « Se plaindre de la sienne, et même se vanter de n’en pas avoir ». Cela dit, il est une mémoire assez défaillante pour chacun de nous : celle des moments de vie de la petite enfance.
D’aucuns affirment peut-être se rappeler d’événements vécus avant l’âge de 2 ans. Il s’agit cependant plus probablement de souvenirs reconstruits à partir des récits des parents, ou de photographies, et non d’épisodes de vie réellement mémorisés : en réalité, les souvenirs relatifs aux deux premières années de vie sont absents.
Cette amnésie de l’enfance est connue de longue date, toutefois les recherches menées ces dernières années ont montré que non seulement les adultes n’ont pas de souvenirs de moments vécus avant l’âge de 2 ans, mais qu’ils en ont également très peu pour les moments vécus entre 2 et 6 ans.
Pourtant, on sait que des événements, notamment traumatiques, survenus précocement dans l’enfance peuvent avoir un retentissement considérable sur le développement émotionnel et cognitif, influençant ultérieurement nos comportements. Comment expliquer que des épisodes de vie dont on ne garde pas le souvenir puisent avoir de telles conséquences ? C’est tout le paradoxe de l’amnésie de l’enfance.
En cause : la mémoire épisodique
Nous n’avons pas souvenir d’instants vécus avant deux ans, mais c’est pourtant à cet âge que nous avons mémorisé les prénoms de nos proches, leurs visages, ou encore la signification de nombreux mots. Comment l’expliquer ? C’est parce que cette mémorisation fait appel à la mémoire sémantique, c’est-à-dire une mémoire des faits et des concepts, tandis que la raison de l’absence de souvenirs précoce est à chercher du côté d’une autre mémoire : la mémoire épisodique.
Celle-ci concerne les expériences personnellement vécues, autrement dit des épisodes de vie correspondant à un lieu et à un instant donné : le souvenir d’un repas de Noël, d’un anniversaire ou de tout autre événement auquel on a participé dans un contexte, un lieu et à un moment déterminés. Ce sont ces souvenirs qui sont oubliés avec l’amnésie de l’enfance.
La mémoire épisodique est particulièrement tributaire d’une région du cerveau appelée hippocampe (dont la forme évoque celle de cet étrange poisson, d’où son nom), située dans le repli interne du lobe temporal. C’est à son niveau que démarre la dégénérescence des neurones de la maladie d’Alzheimer.
L’hippocampe est également en cause dans l’accident vasculaire cérébral (AVC) amnésique, l’épilepsie amnésique, ou encore l’ictus amnésique – un trouble spectaculaire, mais heureusement réversible, qui se traduit par l’impossibilité temporaire de former de nouveaux souvenirs.
La lente maturation de l’hippocampe
Débutant à la troisième semaine de gestation, le développement du cerveau humain s’étale sur de nombreuses années : il se prolonge jusqu’aux environs de 25 ans, au point que l’on parle parfois d’une longue « adolescence cérébrale ». Reste que toutes les régions cérébrales ne se développent pas en même temps ni au même rythme. Qu’en est-il de l’hippocampe ?
Jusqu’à deux ans, son volume augmente de manière très importante : il va même jusqu’à doubler. Ensuite, le volume de l’hippocampe change peu. Mais en revanche, à l’intérieur, on assiste à une maturation des différentes parties – ou régions – qui le constituent, et assurent chacune une fonction spécifique. Or ces régions sont organisées selon des circuits qui servent à créer et récupérer les souvenirs, et c’est aux environs de 6 ans que le plus complexe d’entre eux achève de se mettre en place.
Il existe donc une relation directe entre la maturation de l’hippocampe et le développement de la mémoire épisodique. Vers deux ans, âge à partir duquel, bien que rares et peu précis, des souvenirs épisodiques sont formés, l’hippocampe atteint une taille quasi définitive. Et autour de six ans, c’est-à-dire à la fin de l’amnésie de l’enfance, l’organisation interne des circuits de l’hippocampe devient comparable à celle de l’adulte.
Cette relation n’éclaire pas pour autant la rareté des souvenirs épisodiques avant l’âge de 6 ans : quels mécanismes peut-on invoquer pour expliquer l’amnésie de l’enfance ? Trois grandes théories ont été avancées.
D’où vient l’amnésie précoce ?
Selon la première théorie, proposée par Nora Newcombe et ses collaborateurs en 2007, c’est l’immaturité de l’hippocampe qui serait en cause. Tant que cette structure cérébrale n’aurait pas achevé son développement, la mise en place d’une mémoire épisodique serait impossible. En d’autres termes, si nous n’avons pas de souvenirs épisodiques d’avant nos deux ans, c’est parce que nous n’en créons pas avant cet âge.
Ce n’est toutefois pas ce que postule la seconde théorie, proposée par Sheena Josselyn et Paul Frankland en 2012. Pour eux, tout s’explique par la neurogenèse, c’est-à-dire par la création de nouveaux neurones, qui se produit dès après la naissance dans l’hippocampe. Et comme en témoigne l’augmentation de volume de cette structure cérébrale, elle est particulièrement importante pendant la petite enfance.
D’après cette seconde théorie, l’hippocampe participerait dès le plus jeune âge à la création de nouveaux souvenirs. Mais la neurogenèse viendrait perturber cette capacité. Des neurones existants étant remplacés par de nouveaux neurones, l’accès aux souvenirs précédemment stockés par les premiers pourrait être perdu – tout comme lors de la mise à jour du système d’un ordinateur, il est impossible d’ouvrir de vieux logiciels.
Une théorie synthétique
La troisième théorie, proposée par Cristina Alberini et Alessio Travaglia en 2017, constitue en quelque sorte une synthèse des deux autres, en faisant de la petite enfance une période critique, pendant laquelle le cerveau, et en particulier l’hippocampe, « apprend » progressivement à créer des souvenirs et à les rappeler.
Durant ce moment précis du développement, la plasticité du cerveau est en effet maximale : il peut aisément réorganiser et modifier les connexions entre ses neurones. C’est ce qui en fait une période critique, dans le registre de la mémoire sémantique, pour l’apprentissage des langues. Or d’après Cristina Alberini et Alessio Travaglia, c’est également une période critique pour l’apprentissage de la mise en mémoire et du rappel d’épisodes de vie.
Cette troisième théorie s’accorde donc avec la première, en considérant que le développement de l’hippocampe n’est pas achevé dans la petite enfance : il lui faut mûrir pour autoriser le traitement, la consolidation et un stockage stable d’informations se rapportant à un événement précis (le contexte, le lieu, la date).
Elle est aussi compatible avec l’idée d’une neurogenèse perturbant les circuits de la mémoire épisodique, et rendant impossible le rappel de souvenirs formés au plus jeune âge. En postulant que loin d’être perdus à tout jamais, ces souvenirs précoces pourraient demeurer en suspens en étant stockés dans le cerveau sous une forme latente : on ne peut pas se rappeler l’événement (on l’a oublié), mais pour autant, il en reste une trace dans le cerveau, réactivable par l’exposition à des stimuli appropriés.
Un paradoxe que l’on peut expliquer
Ainsi, l’amnésie infantile pourrait s’expliquer par la période d’apprentissage que constitue la petite enfance pour l’hippocampe. Quant à l’impact d’événements traumatiques précoces sur le développement cognitif en l’absence de souvenirs, bien qu’a priori paradoxal, on peut le justifier par trois arguments.
Le premier tient compte de l’apprentissage « émotionnel », lequel dépend d’une structure cérébrale – l’amygdale – arrivant à maturation bien avant l’hippocampe : lorsque des événements traumatiques surviennent pendant la petite enfance, nous n’en gardons pas forcément le souvenir, mais ils n’en ont pas moins des effets persistants sur le cerveau, en raison de l’activité de l’amygdale.
Le second argument est lié à l’idée de souvenirs précoces conservés sous une forme latente : bien qu’inaccessibles au rappel, les traces laissées dans la mémoire par des épisodes traumatiques pourraient avoir une certaine influence sur le développement cognitif.
Enfin, le dernier argument tient à la plasticité cérébrale, et plus précisément, à l’importance de ce processus lors de la période critique de la petite enfance. Un événement traumatique précoce pourra ainsi impacter sur le long terme la trajectoire « normale » de développement du cerveau. Plus il est précoce, plus ses effets seront potentiellement importants, car la trajectoire restante est plus longue – autrement dit le développement restant à effectuer est plus conséquent.
Une dernière interrogation, en guise de conclusion : si nos souvenirs précoces demeurent dans le cerveau sous une forme latente, ne peut-on pas imaginer de les réactiver pour les rappeler à notre mémoire ?
Cela semble possible sur le papier, avec des techniques comme l’optogénétique qui permettent de stimuler certains neurones génétiquement modifiés à l’aide de rayons lumineux, pour conduire au rappel de souvenirs. Mais si elles sont expérimentées chez l’animal, de telles applications sont encore hors de portée chez l’être humain. Doit-on le déplorer ou au contraire s’en réjouir ?
L’Australie et la Chine ont multiplié les accords et les contrats commerciaux, diplomatiques et culturels entre le début des années 2000 et le milieu des années 2010, période de la montée en puissance diplomatique et économique de la Chine en Asie-Pacifique. Pékin a progressivement investi la zone dans les secteurs minier, agricole et gazier, et développé de nouveaux réseaux de diasporas, actifs dans les universités, le commerce et le tourisme.
Alors que l’Australie comme la Chine ont adhéré au Regional Comprehensive Economic Partnership (RCEP), vaste accord de libre-échange associant davantage encore Canberra à l’avenir économique de l’Asie, le découplage entre intérêts économiques et stratégiques ne cesse de s’accentuer et la détérioration sensible des relations sino-australiennes apparaît comme le symptôme d’un tournant dans les rapports de force qui s’engagent plus largement entre la Chine et l’Occident.
L’Australie est le seul pays de l’OCDE à avoir connu une croissance positive depuis deux décennies. L’essor économique de l’Asie-Pacifique, tiré par la croissance chinoise et les perspectives de développement commercial, a procuré à l’Australie le sentiment d’une montée en puissance régionale. En 2017, 30 % des exportations australiennes étaient destinées à la Chine. Le secteur minier et l’industrie extractive, le tourisme (1,4 million de visiteurs annuels) et les échanges universitaires (30 % des étudiants étrangers sont chinois) ont connu un véritable boom entre 2005 et 2015. Depuis 2007, la Chine est le premier partenaire commercial de l’Australie.
De plus, la Chine poursuit une stratégie d’influence et d’implantation sur l’île-continent. Le port de Darwin, dans le nord du pays, est sous pavillon chinois pour une concession de 99 ans. Plusieurs parlementaires australiens sont accusés de corruption au profit de la Chine, ce à quoi s’ajoutent plusieurs procédures en cours de jugement contre des activités d’espionnage de Pékin concernant la vie politique intérieure de l’Australie, des intérêts stratégiques vitaux et des affaires d’intelligence économique. De nombreuses voix en Australie s’inquiètent de la montée en puissance militaire de la Chine en Asie, alors que les routes maritimes dont dépend le pays sont en partie bornées par les installations chinoises en Asie du Sud-Est, en Océanie et dans l’océan Indien.
Dilemme de sécurité et avenir économique de l’Australie en Asie
Depuis la Seconde Guerre mondiale, les gouvernements australiens successifs se sont fidèlement engagés dans toutes les interventions militaires décidées par les États-Unis.
La Chine constitue une forte source d’inquiétude et d’incertitude pour la conduite de la politique étrangère de Canberra. De plus, une nouvelle législation destinée à lutter contre l’ingérence et l’espionnage a été rendue publique en décembre 2017 (notamment pour prévenir et interdire les dons aux partis politiques et la compromission de personnalités politiques).
Enfin, Canberra entend, on l’a dit, jouer un rôle majeur dans le concept « Indo-Pacifique » et opérer un rapprochement stratégique avec le Japon et l’Inde (les deux acteurs majeurs de la zone) et avec l’UE. Le premier ministre Scott Morrison souhaite renforcer la présence australienne en Océanie (confortant son influence historique) et contrer la poussée économique et diplomatique de Pékin dans la zone (l’Australie et Vanuatu sont en négociation pour un traité de sécurité en lien avec le projet chinois d’implanter une base dans l’archipel océanien).
L’architecture du Quadrilatère de sécurité, TheQuad (États-Unis, Japon, Australie et Inde) est, dans ce sens, perçue comme un moyen militaro-stratégique de diluer la présence chinoise dans la zone bi-maritime, comme le rappellent les exercices navals de novembre 2020 dans la région des Malabars afin d’équilibrer par des modes de gouvernance démocratique le régime autoritaire de Pékin. La signature d’une alliance militaire entre Canberra et Tokyo s’inscrit dans cette logique : il s’agit de diversifier la relation par trop exclusive que chacune de ces alliances entretient avec Washington.
Les récents échanges entre Anthony Blinken et les représentants du Quad montrent que le secrétaire d’État américain accorde une grande importance à cette coopération stratégique. Le dialogue et les partenariats se complètent par une modernisation de la marine australienne en lien direct avec les industries de défense occidentales. La construction de douze sous-marins océaniques (Barracuda) par le groupe français Naval Group, les exercices communs avec les marines française, japonaise, américaine et indienne témoignent des ambitions et des choix stratégiques de Canberra.
Cette diplomatie des otages de plus en plus ostensiblement pratiquée par les autorités chinoises, notamment à l’encontre de pays européens comme la Suède, a provoqué en Australie une vague de sinophobie, encore accrue par la Covid-19 et par les soupçons d’espionnage pesant sur des étudiants chinois dans ses universités. Mentionnons également, à cet égard, le cas d’un transfuge des services spéciaux chinois travaillant au sein de la cellule en charge de la répression des adeptes du Falungong dans le monde, ayant fui vers l’Australie et qui aujourd’hui témoigne de son expérience et des méthodes des services du régime, ou encore les intimidations récurrentes à l’endroit d’un chercheur australien de l’ASPI (Australian Strategic Policy Institute) Alex Joske.
Même si Scott Morrison a insisté sur le fait que des pays comme l’Australie ne devraient pas être contraints de choisir leur camp entre Washington et Pékin, les faits restent têtus : la Chine est l’un des plus gros clients de l’Australie. En outre, la Chine a la capacité de bloquer l’Australie dans ses approvisionnements en terres rares, si nécessaires au développement de sa très haute technologie ; risque majeur qui incite désormais Canberra à exploiter de nouveaux gisements, en Afrique, notamment.
La fin de l’innocence
Cette crise commerciale sino-australienne est porteuse d’enseignements qui vont bien au-delà des rivages du Pacifique. Ils valent aussi pour les Européens qui pourraient à leur tour, et à leurs dépens, apprendre que commercer avec la Chine n’est pas la même chose que commercer avec le Canada.
La Chine est un pays hors normes et ne distingue en rien la nature économique de ses démarches, lesquelles s’accompagnent d’une visée systématiquement politique. En somme, l’Australie se retrouve à l’avant-garde de défis qui se posent également aux Européens. Outre la liste des contentieux qui font potentiellement écho à ceux rencontrés par l’Australie, la nature de leurs relations respectives avec la Chine s’avère profondément asymétrique. Par exemple, le secteur des marchés publics de la Chine reste fermé. Les entreprises européennes ne sont toujours pas traitées sur un pied d’égalité dans les appels d’offres publics – un marché qui, en Chine, représente chaque année des centaines de milliards de dollars.
La Chine refuse d’ailleurs de signer l’Accord sur les marchés publics de l’Organisation mondiale du commerce. L’Europe n’a pas non plus réussi à faire accepter à Pékin la création d’un tribunal pour le règlement des litiges entre investisseurs. De plus, les clauses qui égalisent les règles du jeu entre les deux parties ont peu de chance de régler le problème des subventions indirectes, qui sont généralisées en Chine.
Les accords sur les investissements signés à l’arraché entre Bruxelles et Pékin, le 30 décembre 2020, et que le Parlement européen mettra deux années à le ratifier ou non, laissent songeurs quant à la réalité de l’application et des bénéfices envisagés. Ils ne comprennent pas d’engagement important à propos du travail forcé et de la liberté d’association.
Les difficultés auxquelles l’Australie est confrontée face à la Chine nous rappellent avec force que lors-que nous commerçons avec Pékin, nous ne devons pas céder à la naïveté. L’Australie s’est souvent confrontée à la Chine : en 1989 sur le dossier des droits humains après le massacre de la place Tianan-men, en 2006 sur des aspects sécuritaires liés aux problèmes de libre navigation et de rapprochement avec Taïwan ; et, plus ré-cemment, en 2009, à la suite de la décision des autorités australiennes d’accorder un vi-sa à la dissidente ouïghoure Rebiya Ka-deer, alors que Kevin Rudd, parfait sinisant, était premier ministre. Droit dans ses bottes, il avait déjà su tenir tête à la puissance chinoise par sa liberté de ton. Il faut dire qu’il avait été formé à bonne école, son professeur à Canberra ayant été le sinologue belge Simon Leys…
Deuxième article du dimanche : Histoire de Mirmande – report à la semaine prochaine ! Toutes nos excuses