- Jérôme Viala-GaudefroyAssistant lecturer, CY Cergy Paris Université
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Si la Cour suprême des États-Unis fait en ce moment les gros titres, c’est parce qu’elle examine des lois adoptées par certains États conservateurs qui visent à restreindre fortement le droit à l’avortement – un droit pourtant garanti au niveau fédéral par l’arrêt Roe v. Wade de 1973.
La semaine dernière, elle a rendu une décision sur des questions de procédure et non sur la constitutionnalité d’une loi du Texas qui, depuis le 1er septembre, interdit l’avortement après six semaines de grossesse. C’est en fait lors de l’examen d’une autre loi, venant cette fois-ci du Mississippi, que la majorité conservatrice de la Cour a exprimé la possibilité non seulement de restreindre le droit à l’avortement, mais également d’annuler purement et simplement Roe v. Wade.
Même s’il faut rester prudent sur l’interprétation des joutes oratoires avant la décision finale qui sera rendue sans doute fin juin 2022, les États-Unis seraient alors le premier pays occidental à revenir cinquante ans en arrière sur une question centrale du droit des femmes.
La « règle du précédent » mise à mal
Le juge Kavanaugh, nommé par Donald Trump (rappelons que les juges de la Cour suprême sont nommés à vie), a par exemple indiqué à plusieurs reprises qu’il serait ouvert à l’annulation des « lois établies », y compris Roe v. Wade, alors même qu’il avait affirmé le contraire lors de ses audiences de confirmation au Sénat en 2018.
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L’une des questions au cœur de la bataille juridique est la « règle du précédent » (stare decisis), laquelle veut que les arrêts précédents fassent jurisprudence. Une règle qui permet la stabilité du droit dans les pays de common law.
Bien entendu, comme l’a souligné le juge Kavanaugh lui-même, la Cour suprême a annulé des dizaines de précédents par le passé, comme l’arrêt Brown v. Board of Education, (1955) qui invalidait la décision Plessy v. Ferguson (1896), pierre angulaire des lois ségrégatives des États du Sud.
Renverser un précédent est cependant extrêmement rare : ce fut le cas d’à peine 0,5 % des arrêts de la Cour suprême depuis 1789 et ces renversements ont généralement été motivés par le fait que la loi est « inapplicable ou n’est plus viable, » notamment en raison de « changements des conditions sociales ».
Or en 1992, dans l’arrêt Casey, la Cour notait précisément la valeur de précédent de Roe v. Wade, arguant que « la vie des femmes a été changée par cette décision », s’appuyant sur « le besoin de prévisibilité et de cohérence dans la prise de décision judiciaire », et le fait que « la Cour manquerait de légitimité si elle changeait fréquemment ses décisions constitutionnelles ».
De plus, comme le note la juge (libérale) Sotomayor lors de l’audience du 1ᵉʳ décembre, les promoteurs de la loi du Mississippi ont dit explicitement qu’ils promulguaient cette loi parce qu’il y avait de nouveaux juges (conservateurs) à la Cour suprême.États-Unis : la Cour suprême, une institution qui façonne la société américaine (France 24, 24 septembre 2020).
Contre l’opinion publique ?
Une large majorité des Américains est en faveur de l’avortement dans la plupart des cas.

Sans surprise, on note toutefois une ligne de fracture qui s’est creusée ces dernières années entre une droite toujours majoritairement contre et une gauche de plus en plus en faveur de l’IVG.

Parallèlement, comme le montre un sondage Gallup, un nombre croissant d’Américains considère que la Cour est trop conservatrice, et seuls 40 % des habitants du pays approuvent son action de la Cour, ce qui représente « l’opinion la plus mauvaise que l’institut ait mesurée dans ses sondages sur la Cour dans les deux dernières décennies ».

Plus grave encore, selon un sondage de Quinnipiac, une majorité d’Américains de tous bords politiques estime que la Cour est principalement motivée par des questions partisanes.
Le résultat d’une stratégie politique
Si, comme le rappelle le le président de la Cour, John Roberts, la Cour ne peut pas baser ses décisions sur le fait que celles-ci soient populaires, son autorité repose néanmoins sur une légitimité liée au fait que le public perçoit ses décisions comme émanant du respect des principes du droit et non des prises de position politiques et partisanes qui guident les juges.
Non seulement le sujet du droit à l’avortement aux États-Unis est éminemment politique, mais la confirmation des juges les plus conservateurs s’est faite essentiellement autour de cette question sur des lignes partisanes. Elle est le fruit d’une stratégie au long cours des Républicains, qui n’ont pas hésité à mettre à mal les normes démocratiques du fonctionnement des institutions dans le but de politiser tout l’appareil judiciaire.
Ainsi, en 2016, le leader de la majorité (républicaine) au Sénat, Mitch McConnell, a refusé d’organiser un vote du Sénat sur la candidature à la Cour suprême, présentée par le président Obama, du progressiste Merrick Garland pour remplacer Antonin Scalia, décédé en février 2016. Prétexte invoqué par McConnell : 2016 était une année d’élection présidentielle. Ce qui n’empêchera pas ce même McConnell de procéder au vote de la confirmation de la candidate du président Trump, Amy Coney Barrett, en 2020, également durant une année d’élection.Qui est Amy Coney Barrett, la juge choisie par Trump ? C dans l’air, 15 octobre 2020.
Une majorité de juges « minoritaires »
On peut s’interroger sur le fait que trois des juges conservateurs de la Cour – Gorsuch, Kavanaugh et Coney Barrett – ont été nommés par un président qui a obtenu quelque 3 millions de voix de moins que son adversaire.
Qui plus est, ces juges sont doublement « minoritaires », puisqu’ils ont été confirmés par une majorité au Sénat (en termes de sièges) qui représente en fait une minorité d’électeurs en termes de voix.
En effet, comme il y a deux sénateurs par État quelle que soit sa population (Article I, Section 3 de la Constitution), les États les moins peuplés, les plus ruraux et généralement les plus républicains, sont surreprésentés par rapport aux États plus peuplés, urbains, et principalement démocrates. Ainsi, la Californie (démocrate), presque 40 millions d’habitants, a deux sénateurs, tout comme le Wyoming (républicain), avec moins de 600 000 habitants. Cette tendance s’est accentuée au cours des dernières années : en 1980, l’électeur républicain moyen avait 6 % de pouvoir en plus au Sénat que l’électeur démocrate moyen, contre 14 % aujourd’hui.
Ce différentiel n’est pas négligeable : il a été de 15 millions d’électeurs pour la confirmation d’Amy Coney Barrett, et d’environ 22 millions pour celles de Gorsuch et Kavanaugh, les deux premiers juges de la Cour suprême a avoir été nommés sous Donald Trump.
Il s’agit là d’un phénomène récent, dont la première occurrence remonte à 1991, avec la nomination de Clarence Thomas, ouvertement opposé à Roe v. Wade.
En fait, sur les six juges conservateurs de la Cour suprême, les cinq qui sont les plus susceptibles de remettre en cause Roe v. Wade sont des « juges minoritaires », comme on le voit sur le graphique suivant (en gris le vote positif de confirmation par nombre, et en noir le vote négatif).

L’enjeu de la survie de la Cour et de la démocratie
Remarquant que les États adoptaient des lois sur l’avortement de plus en plus restrictives, explicitement inspirées par la nouvelle majorité conservatrice de la Cour, la juge Sotomayor s’est inquiétée de savoir si « … cette institution survivra à l’odeur nauséabonde que crée dans la perception publique l’idée que la Constitution et sa lecture ne sont que des actes politiques. […] Si les gens croient vraiment que tout est politique, comment survivrons-nous ? Comment la Cour va-t-elle survivre ? »
À long terme, la question de la légitimité de la Cour va bien au-delà de la question du droit à l’avortement, ou de la protection des minorités par le droit. N’oublions pas que, lors de l’élection présidentielle de 2000, c’est la majorité conservatrice de la Cour suprême qui a donné la victoire à G.W. Bush, en arrêtant le recomptage des voix en Floride.
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Plus récemment, en 2019, les juges conservateurs ont décidé que les tribunaux fédéraux n’ont pas le pouvoir d’entendre les contestations relatives au redécoupage électoral partisan (gerrymandering).
Souvenons-nous, enfin, que Donald Trump et une majorité de Républicains continuent de clamer que l’élection de 2020 leur a été volée, et que Joe Biden est un président illégitime.
Que se passerait-il si, la prochaine fois, non seulement le candidat à la présidentielle rejette le verdict des urnes, et qu’en plus un État clé dominé par son parti refuse de valider les résultats ? Comment, alors, une Cour suprême délégitimée pourrait-elle régler la crise constitutionnelle qui s’en suivrait ?