De l’étrange à l’intime, comment notre perception des animaux marins s’est transformée

Publié: 2 mars 2023, 12:27 CET

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  1. Hélène ArtaudMaître de conférences, éco-anthropologie et ethnobiologie, Muséum national d’histoire naturelle (MNHN)

Déclaration d’intérêts

Hélène Artaud ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d’une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n’a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.

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Gros plan sur la tête d’un dauphine
L’œil « rieur » du dauphin. Shutterstock

Nous vous proposons de découvrir un extrait de l’ouvrage de l’anthropologue Hélène Artaud (Muséum national d’histoire naturelle), « Immersion », paru le 23 février 2023 aux éditions La Découverte. L’autrice y explore les rapports profondément différents que les sociétés de l’Atlantique et du Pacifique ont entretenus avec la mer. Et comment la rencontre de ces deux mondes a bouleversé les représentations occidentales des espaces maritimes. Dans le passage choisi ci-dessous, elle revient sur les changements qui se sont opérés au siècle dernier dans la perception de la faune océanique.


La reconnaissance d’une sensibilité animale apparaît avec une acuité sans précédent au tournant du XXe siècle ; elle se double d’un enjeu éthique, d’une responsabilité à l’égard d’existants désormais perçus comme des sujets.

Si l’urgence à changer en profondeur notre relation aux espèces marines pouvait être signalée dans les récits d’observateurs avant le XXe siècle – comme dans cette remarque de Jules Michelet qui s’émeut du traitement infligé à certaines espèces marines et réclame « la paix pour la baleine franche ; la paix pour le dugong, le morse, le lamantin » –, l’expression d’une émotion nouvelle se fait plus massive et radicale au tournant des années 1970.

Une forme de biophilie gagne l’espace océanique où un « profond changement dans la perception des animaux » est à l’œuvre. Avec l’émergence du cinéma documentaire et d’un tourisme maritime orientés vers la faune sauvage, les sentiments d’hostilité qu’éveillaient jusqu’alors les espèces marines s’émoussent. La visualisation des profondeurs océaniques n’est pas étrangère à ce bouleversement.

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L’exploration des fonds sous-marins ouvre la possibilité d’une rencontre avec des existants dont les comportements et les aptitudes désormais visibles tranchent avec la menace et l’anonymat qu’ils incarnaient jusque-là. Plutôt que l’étrangeté, c’est bien au contraire l’identification avec certains d’entre eux qui semble alors s’imposer. Des caractéristiques morphologiques propres à la mégafaune marine facilitent sans doute un tel basculement.

Par le support de projection anthropomorphique privilégié qu’elles autorisent dans un monde qui continue par ailleurs de présenter une tonalité d’altérité et d’opacité fondamentales, les baleines ou les dauphins apparaissent comme des partenaires privilégiés. Leur regard, « exagérément humain », fait partie des éléments les plus remarquables. L’anecdote que mobilise Lévi-Strauss, qui rapporte dans La Pensée sauvage le récit de Hediger, directeur des jardins zoologiques de Zurich, en est un bon exemple. Ce dernier décrit « son premier tête-à-tête […] avec un dauphin » en revenant à de nombreuses reprises sur le regard « pétillant » de l’animal dont l’intensité avait troublé le narrateur au point de lui faire « se demander [s’il s’agissait] vraiment [d’]un animal ».

Une baleine nageant
La baleine, cet animal marin « charismatique ». Shutterstock

L’importance du regard dans la rencontre interspécifique est souvent mentionnée. Dans l’évènement que le militant écologiste Paul Watson qualifie de décisif pour son engagement « combatif » en faveur des baleines, l’intentionnalité qu’il impute à l’animal rencontré lors d’une campagne menée contre les baleiniers soviétiques en 1975 se révèle là encore par ce biais.

« Alors qu’il se glissait à nouveau dans l’eau, se noyant dans son propre sang, j’ai regardé dans ses yeux et j’ai vu de la reconnaissance. De l’empathie. Ce que j’ai vu dans ses yeux lorsqu’il m’a regardé allait changer ma vie pour toujours. Il a sauvé ma vie et j’ai voulu lui rendre la pareille. »

Le « tournant affectif » ciblant les espèces marines semble submerger de façon si globale la société civile que les politiques de conservation envisagent sérieusement les conséquences favorables que pourrait avoir sur la biodiversité l’utilisation de ces viviers émotionnels, et élaborent en conséquence des catégories spécifiques, notamment celles d’espèces « phares ou emblématiques », supposées capter l’adhésion sensible du public. Ces icônes visibles de la conservation sont « des espèces populaires et charismatiques qui servent comme symboles et points de ralliement pour stimuler la sensibilisation et l’action en matière de conservation ».


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L’importance croissante que revêt la dimension affective dans le cadre écologique ne concerne pas seulement un public à sensibiliser et éduquer. Elle cible aussi les scientifiques. Si le récit de la rencontre avec le dauphin se concluait dans les années 1955 – date de l’ouvrage de Hediger dans lequel Lévi-Strauss a puisé cette anecdote – par cette sentence : « Hélas, le cerveau du zoologiste ne pouvait [dépasser] la certitude glacée, presque douloureuse en cette circonstance, qu’en termes scientifiques il n’y avait rien là que Tursiops truncatus… », émotion, affects et régime de scientificité semblent en revanche se rejoindre de façon moins problématique quelques années plus tard.

Gérard Collomb en donne un exemple éloquent en indiquant que les mesures toutes particulières de conservation et l’interdiction de prélever des tortues en Guyane ont, en partie, pour origine des principes émotionnels. À la fin des années 1960, alors que l’on ne disposait pas encore de données quantifiées susceptibles de confirmer un déclin des populations de tortues marines, c’est dans ce sillon émotionnel, encore inavouable, que s’inscrivait la démarche du biologiste Peter Pritchard, pionnier de l’étude et de la conservation des tortues marines. Visitant les plages vierges de la Guyane, il écrivait avoir « trouvé […] la plage jonchée des carcasses et des crânes de pas moins de quatre espèces de tortues marines » et il s’exclamait : « J’ai été horrifié par ce massacre et j’ai fait un rapport à plusieurs personnes, y compris à plusieurs fonctionnaires du gouvernement. »

Collomb commente :

« Cette dimension sensible (I was horrified by the slaughter) représentera jusqu’à aujourd’hui, dans le rapport que l’on entretient avec cet animal hors du commun, une constante que l’on retrouve à l’arrière-plan de nombre de professions de foi conservationnistes. »

La déferlante affective va profondément renouveler les principes et méthodologies scientifiques dans le sens d’un rapprochement corporel inédit avec l’animal aquatique. Le géographe Jamie Lorimer qualifie d’« épiphanie interspécifique » la façon dont le scientifique va prendre part de façon affective et empathique, mais également corporelle et sensitive, au monde de l’espèce qu’il rencontre, en se « re-territorialisant ». Ce renversement est sans précédent dans « la pratique de l’histoire naturelle […] qui consiste à s’adapter ou à “apprendre à être affecté” (Hinchliffe et al, 2005 ; Latour, 2004) par l’organisme ciblé, ou même à “devenir animal” (Deleuze et Guattari, 1987) ».

Une tortue de mer nageant
Tortue de mer. Shutterstock

L’idée que le scientifique puisse non seulement éprouver de l’empathie pour son objet d’étude, mais être de façon sensorielle et subjective impliqué dans le processus expérimental revient en force dans la littérature scientifique de ces dernières années. C’est sur cette dimension intime de l’histoire scientifique que s’interrogent Véronique Servais, James Latimer et Mara Miele ou Vinciane Despret. Revenant sur l’implication corporelle corrélée à ce principe empathique, cette dernière évoque un aspect souvent négligé de cette dimension sensible qui lie le scientifique à son sujet d’étude. Elle prend à rebours l’idée selon laquelle la démarche scientifique et la qualité de l’expérimentation dépendraient de la capacité de l’observateur à se mettre en retrait, à réduire au mieux les éléments subjectifs susceptibles d’interférer dans les observations.

Elle choisit au contraire de porter la lumière sur les transformations et ajustements constants qu’opère le corps du scientifique pour rencontrer l’animal. Comprendre son environnement sensible, son Umwelt, implique de transformer d’abord son corps. Despret raconte que des éthologues, « pour s’engager avec les animaux qu’ils étudiaient », soumettent « leur corps à un processus qui prend la forme d’une expérience transformatrice ». Elle constate que cette métamorphose est facilitée lorsque le monde sensoriel de l’espèce est proche de celui de l’homme. Plus les affordances sont partagées, plus le basculement d’un monde vers l’autre est aisé. Elle explique « l’attrait largement partagé pour les oiseaux, les papillons et les fleurs au Royaume-Uni » par « les modes de communication intertaxa et intrataxon qu’ils partagent avec les humains. Sur certains “plans de cohérence” (Deleuze et Guattari, 1987), les humains, les oiseaux et les papillons sont organisés de manière similaire […] ceci explique la spontanéité avec laquelle ils ont fait l’objet de surveillance et de recherche de la part des historiens de la nature ».

Si l’empathie s’avère donc possible et le rapprochement sensible facilité avec un animal dont les mondes sont apparentés, qu’en est-il des espèces marines ?

C’est la question que pose Eva Hayward qui reconnaît que, « pour la mégafaune charismatique – chiens, chevaux, chats, dauphins – sur laquelle nous pouvons cartographier notre corps », une projection empathique est envisageable, mais s’interroge sur la possibilité de le faire avec « des organismes comme les méduses, le corail ou les poulpes, [dont] les différences corporelles écrasantes font de l’identification une politique d’effacement plutôt que d’empathie ». La tâche s’avère en effet plus complexe lorsque l’étrangeté anatomique déjoue toute analogie, ou lorsque l’éloignement organique et physique entre le monde du chercheur et celui de l’espèce est maximal comme dans le cas de « l’inaccessible écologie benthique ou l’anatomie microscopique et indistincte des nématodes des grands fonds ».

Gros plan sur un corail orangé
Le corail, bien plus qu’un squelette. Shutterstock

Or, force est de constater que même sur ces espèces a priori lointaines s’engage ces dernières années un renouveau sensible que l’anthropologue Stefan Helmreich a largement souligné en prenant l’exemple des microbes ou celui du corail, passé en l’espace d’un siècle à peine « d’os à chair » (from bones to flesh).

C’est à l’acte d’immersion que l’auteur attribue ce changement et le fait que le corail ait pris consistance et vie : il n’est plus simplement un idéal statique, mais une entité vivante. Il précise et corrèle à la pratique de l’immersion les raisons de ce bouleversement esthésique radical :

« Là où Darwin et d’autres ont principalement rencontré des fragments de corail mort, et ont imaginé ces formes sculpturales et sépulcrales presque comme des artefacts archéologiques, les naturalistes du XXe siècle cherchent à immerger leurs corps et leurs yeux au milieu des communautés coralliennes. »

Le corail n’est plus une métaphore abstraite, mais un sujet qui prend corps grâce à l’immersion. C’est l’immersion, nécessaire à l’observation et au prélèvement des cellules par les océanographes et biologistes marins, qui fait passer le corps du chercheur de la surface vers les profondeurs, d’un regard éloigné à un corps impliqué. Ce que l’auteur qualifie de « changement de paradigme » tiendrait donc à la possibilité, inédite pour le chercheur, de s’immerger, soit de se relier à des existants dont l’altérité emblématique s’estompe par paliers.


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Le monde des biologistes marins subit, quoique de façon encore inégale, un bouleversement notable. Le basculement du regard « des mammifères et des poissons vers les microbes » révèle le passage d’une posture ontologique, caractérisée par une perspective de « surplomb de l’homme sur une nature distante » à une adhérence incarnée de l’homme dans le monde. Cet attrait croissant pour les être immergés, jadis invisibles, indique quelque chose des mutations qui s’opèrent dans la perspective atlantique.

Paru le 23 février 2023. Éditions La DécouverteCC BY-NC-ND

C’est ce que relève Helmreich quand il se demande si les baleines qui constituaient « les mascottes marines […] du XIXe siècle, [et le] dauphin [celle] du XXe siècle » ne seraient pas supplantés au XXIe siècle par les microbes et cherche à comprendre « comment la mer microbienne réorganise ou reconfigure les anciennes conceptions de l’océan […] en tant que région sauvage sublime ou en tant que frontière sociale, économique et scientifique ». Même dans ces mondes paradigmatiques de la nature sauvage se loge désormais une partie de l’humain. Même pour ce monde microbien sans visage, sans forme, sans regard, une tendance à l’empathie se manifeste, comme en témoigne le travail des artistes Mick Lorusso et Joel Ong qui proposent que, « par l’exposition à ce processus de recherche artistique, [leur] public puisse également adopter une responsabilité écologique/morale par une empathie et un respect partagé avec le monde microbien ».

Migration : comment se distribue le privilège de libre circulation ?

auteur

  1. Abdeslam MarfoukExpert en migrations internationales, Université de Liège

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« Toute personne a le droit de quitter tout pays, y compris le sien, et de revenir dans son pays ». Cette phrase semble relever d’un slogan idéaliste. Elle est pourtant consacrée dans notre droit : il s’agit de l’article 13 de la Déclaration universelle des droits de l’homme.

Pourtant, si la quasi-totalité des États garantit cette liberté fondamentale à leurs citoyens, ils contrôlent tous l’entrée et le séjour des étrangers sur leurs territoires. De ce fait, l’article 13 garantit uniquement le droit d’émigrer de son pays, mais pas celui d’immigrer dans un autre pays comme le souligne le chercheur spécialiste des migrations internationales Antoine Pécaud qui précise ainsi que la Déclaration se serait arrêtée « à mi-chemin » – le premier aspect de la migration, le droit de partir, n’a pas été complété par son second aspect qui est celui d’entrer.

En conséquence, nous ne sommes pas tous égaux en matière de droit à la liberté de circulation dans le monde. Ce dernier est en effet tributaire d’un nombre important de facteurs, comme les pays de naissance, les nationalités mais aussi les législations et certains privilèges ou mécanismes qui en découlent.

Les mieux instruits émigrent davantage

L’une de mes études a montré que les personnes issues des pays du Sud non-diplômées de l’enseignement supérieur émigrent moins vers le Nord que leurs compatriotes qui sont titulaires d’un diplôme du supérieur.

Ainsi, pour les personnes les mieux instruites nées en Afrique subsaharienne, la probabilité de s’expatrier dans un des pays de l’Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE) est 37 fois supérieure que pour leurs compatriotes moins instruits, et ce, en raison de politiques d’immigration sélectives.

À l’inverse, le fait d’être équipé d’un diplôme du supérieur ne représente pas un avantage pour l’émigration des citoyens des pays développés en général, et des Européens en particulier.

Taux d’expatriation vers 20 pays de l’OCDE par origine et niveau d’étude, situation en 2010. Source : Brücker, Capuano et Marfouk, calculs de l’auteur

Une fracture entre pays riches et moins riches

Un grand nombre de pays riches offre à ses citoyens la libre circulation. Celle-ci leur donne la possibilité de voyager, de s’établir et de travailler dans d’autres États. L’Union européenne (UE) représente l’espace le plus abouti dans ce domaine.

En contraste, les possibilités pour les citoyens des pays moins riches d’émigrer dans d’autre pays ou de simplement voyager à l’étranger sont très limitées. Le détenteur d’un passeport français n’a besoin d’aucun visa ni au préalable ni à l’arrivée pour franchir les frontières de 128 pays, contre quatre pays seulement pour le détenteur d’un passeport afghan. En général, les citoyens des pays moins favorisés sont contraints à la sédentarité.

Lien entre le niveau de développement des pays et le nombre de pays que le détenteur du passeport peut visiter sans visa
Source : Banque mondiale pour le produit intérieur brut par habitant en parité de pouvoir d’achat ; classement Henley des passeports pour le nombre de pays que le détenteur du passeport peut visiter sans visa et calculs de l’auteur.

Des frontières faites de barbelés

Les pays riches dressent par ailleurs ce qui peut s’assimiler à véritables forteresses pour décourager les demandeurs d’asile et les migrants jugés « indésirables » : l’Autriche, la Bulgarie, l’Espagne, la France, la Grèce, la Hongrie, la Pologne et d’autres pays ont construit le long de leurs frontières des barrières physiques.

En empêchant des hommes et des femmes qui fuient la pauvreté, les conflits armés et les violations des droits fondamentaux de franchir les frontières de façon légale, la politique de fermeture des frontières les obligent à effectuer des voyages plus dangereux, au péril de leur vie. Selon les statistiques publiées par l’Organisation des migrations internationales (OIM), entre 2014 et 2022, 52 691 migrants sont décédés au cours de leur migration vers une destination internationale.

Décès sur les routes migratoires. Ces chiffres sous-estiment l’ensemble des vies humaines perdues car la plupart des décès des candidats à la migration ne sont pas répertoriés. Source : OIM.

Si les frontières sont bien réelles pour les demandeurs d’asile et les migrants « indésirables », elles sont quasi inexistantes pour les mieux lotis, les candidats à la migration au capital économique, social et culturel plus fourni.

Des frontières cousues de fil d’or

Nombre de pays ont en effet mis en place des programmes qui offrent aux personnes étrangères nanties et aux membres de leur proche famille la possibilité d’obtenir un permis de résidence si elles investissent dans l’économie locale. Ces visas, parfois littéralement intitulés « visas dorés », sont notamment proposés par les Émirats arabes unis, la Turquie, ou, sous conditions, par le Canada et les États-Unis.

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« Acheter » une citoyenneté, ce qu’on nomme « passeport doré » est également possible dans certains pays sans être obligé de suivre un parcours d’intégration, d’avoir un entretien et de fournir une preuve de connaissance linguistique – et il n’est même pas toujours obligatoire d’être présent pour l’obtenir. En contrepartie d’une contribution financière aux caisses de l’État ou d’un investissement (par exemple, l’acquisition d’un bien immobilier), des pays comme Antigua-et-Barbuda ou la Dominique « offrent » la citoyenneté.

Note : La liste des pays n’est pas exhaustive. L’Autriche, le Cambodge et les Samoas ont aussi des programmes de citoyenneté par investissement. Le gouvernement albanais envisage d’en ouvrir un. Tableau élaboré par l’auteur à partir de différentes sources consultées le 20 février 2023 : Henley & Partners, Reach Immigration Egypt, Moldova Citizenship-by-Investment, Citizenship Invest

Un marché controversé

Des pays européens participent également à ce marché. En 2022, la Commission européenne a attaqué Malte devant la Cour de justice de l’UE en raison de son programme de citoyenneté par investissement. Malte est le seul pays de l’UE à proposer un passeport doré (en contrepartie d’un investissement d’un peu plus d’un million d’euros). Mais cette évolution est récente : jusqu’en 2022, on pouvait également obtenir un passeport bulgare en investissant au moins 500 000 euros ou, jusqu’en 2020, un passeport chypriote contre un peu plus de deux millions d’euros.

Selon le Parlement européen, entre 2011 et 2019, l’UE a accueilli au moins 130 000 nouveaux résidents et citoyens européens à travers des programmes de passeports ou parfois des visas dorés. Cela a généré plus 21,8 milliards d’euros de recettes pour les pays concernés.

Des risques et des inégalités criantes

Ces programmes suscitent cependant plusieurs inquiétudes car ils présentent des risques notamment en matière de sécurité, de fraude fiscale, de corruption et de blanchissement d’argent. L’OCDE a ainsi publié une liste de juridictions où ces deux derniers risques sont élevés.

Le Parlement européen et la Commission européenne ont récemment alerté sur ce phénomène et appellent à une réglementation plus stricte des visas dorés au sein de l’UE. Parmi les pays concernés, le Portugal, qui devrait prochainement supprimer ce type de mécanisme qui a permis depuis 2012 d’accorder 12 000 visas spéciaux « dont la moitié à des investisseurs chinois, mais aussi de nombreux Brésiliens et Américains ».

Au-delà de ces mécanismes controversés, s’ils sont légaux sur le papier, les programmes de citoyenneté et de résidence par investissement sont discutables d’un point de vue éthique en ce qu’ils génèrent comme inégalités criantes en termes de droit à la libre circulation.

Comment expliquer que l’on paie toujours en espèces ?

auteurs

  1. Yulia TitovaProfesseur Assistant, IÉSEG School of Management
  2. Delia CorneaAssistant Professor of Finance, EBS Paris
  3. Sébastien LemeunierProfesseur associé en finance, EBS Paris

Déclaration d’intérêts

Les auteurs ne travaillent pas, ne conseillent pas, ne possèdent pas de parts, ne reçoivent pas de fonds d’une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n’ont déclaré aucune autre affiliation que leur organisme de recherche.

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Lydia, PayPal, Pumpkin, cartes bancaires sur téléphones… Ces dernières années ont vu l’avènement de moyens de paiement toujours plus sûrs et toujours plus rapides. Et pourtant, si l’on en croit la Banque centrale européenne, la demande d’espèces tend à persister. En France, pour les particuliers, près de 60 % des paiements en volume et 25 % en valeur se faisaient encore par ce biais en 2019.

Le cash remplit théoriquement un certain nombre de fonctions. Il permet d’effectuer des transactions, il est une réserve de valeur, notamment pour un motif de précaution (on parle bien des « billets gardés sous le matelas »), et reste mobilisable à tout moment. Il présente aussi l’atout de permettre l’acquittement immédiat d’une dette et de préserver l’anonymat. Sur tous ces services, néanmoins pièces et billets s’avèrent concurrencés par d’autres instruments.

Comprendre ce qui motive la demande d’espèces et ce qui l’influence permet d’éclairer cette compétition entre moyens de paiements. En prenant de la hauteur et en se projetant au niveau européen, il apparaît que les motifs d’utilisation et de détention des espèces sont loin des reproches que l’on peut leur attribuer. Nos travaux mettent ainsi en évidence des différences au sein de l’Union européenne entre pays de l’Est et de l’Ouest.

Quelques similarités

Malgré les avancements technologiques et une volonté d’harmoniser la législation appliquée aux moyens de paiements électroniques à l’échelle de l’Europe, des disparités d’usage du paiement en espèce persistent parmi les pays européens. Le phénomène a pu être documenté tant grâce à des enquêtes auprès des consommateurs, qu’à partir d’un cadre macroéconomique. La Banque centrale européenne avait, elle, mené une vaste étude sur le sujet dans la zone euro en 2019.

Nous avons, pour notre part, étudié l’usage du cash au sein d’un échantillon de pays de l’Union européenne sur une période allant de 2003 à 2016.

Il n’est pas toujours évident de disposer d’informations sur ce type de paiements puisque la plupart des transactions ne sont pas enregistrées. Nous avons alors eu recours à une approche combinant à la fois les retraits au guichet et au distributeur et une méthode de clustering permettant de déduire les données manquantes. L’idée était ensuite d’identifier des déterminants macroéconomiques (socio-économiques, technologiques et institutionnels) qui permettent d’expliquer différentes demandes d’espèces entre les pays.

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Sur quelques points, on observe des comportements identiques. Partout l’usage des espèces varie avec le nombre de distributeurs disponibles et selon la possibilité pour les consommateurs de payer par carte. Partout également, le niveau d’éducation s’avère un déterminant significatif : en moyenne, les populations plus instruites vont davantage privilégier les moyens de paiement électroniques.

Au-delà, cependant, nous avons mis en évidence comment les comportements dans les anciens blocs de l’Ouest et de l’Est se distinguent avec des facteurs spécifiques.

Des disparités s’affirment entre l’Est et l’Ouest

Nos résultats montrent que la demande d’espèces s’avère positivement corrélée avec la croissance du PIB dans les pays d’Europe centrale et de l’Est. Cela s’explique principalement par un effet richesse : plus de revenus, c’est plus de transactions que l’on peut effectuer et donc une demande supplémentaire de pièces et billets. Elle augmente de 2,2 % quand le PIB augmente de 1 %.

En Europe de l’Ouest, un effet de substitution des espèces par les moyens de paiement alternatifs l’emporte cependant sur cet effet richesse : 1 % de PIB en plus y est associé en moyenne à 2,3 % de pièces et billets en moins. Dans ce dernier cas, l’usage des moyens modernes reste toutefois assez marqué par les inégalités de revenus : là où elles sont les plus prononcées, les espèces sont moins demandées. Cela s’explique par une demande de transaction moindre des plus pauvres et, potentiellement, par le fait que les innovations technologiques sont plutôt accessibles et adoptées par des personnes instruites.

Par ailleurs, l’Europe centrale et de l’Est fait montre d’une demande de cash négativement corrélée avec le niveau de confiance des consommateurs. Lorsque la confiance dans les banques s’effondre, on préférera faire usage de pièces et de billets plutôt que de sa carte de crédit. Cela a été particulièrement visible en 2008 et pendant la crise des dettes souveraines. L’effet de la confiance des consommateurs est en revanche bien moins significatif chez leurs partenaires de l’Ouest, même si l’incertitude issue de la crise financière de 2008 semble aussi avoir favorisé la demande d’espèces.

Dans les pays du centre et de l’Est, on observe enfin que ce sont les tranches d’âge extrêmes (les plus jeunes et les plus âgés) qui privilégient l’usage des espèces. Ce peut être par dépendance financière ou par habitude.

Un nouveau paradigme qui fait place aux espèces

En Europe de l’Ouest, une relation singulière, et sans doute contre-intuitive, relie positivement couverture Internet et demande d’espèces : plus les réseaux sont développés et plus pièces et billets sont utilisés. Cela peut néanmoins être lié à une méfiance provisoire pour la nouveauté au cours de la période sur laquelle porte notre étude. Il faut aussi prendre en compte que le cash reste privilégié par les utilisateurs des nouvelles plates-formes d’échange comme leboncoin.

La période analysée dans cette étude précède la pandémie liée au coronavirus et les changements de comportements qu’elle a engendrés. Reste que ces éléments permettent de nourrir le débat sur l’avenir des espèces en Europe et leur fin sans cesse annoncée.

La Suède avait mis en place des mesures visant à décourager l’utilisation d’argent liquide, avant de voter finalement une loi qui oblige les établissements bancaires à assurer un accès aux pièces et billets à tous les habitants. Des études récentes montrent ainsi que, malgré une substitution progressive des espèces par les paiements électroniques, le paradigme évolue pour envisager, non plus une société sans cash, mais une société avec moins de cash. Il s’agit de trouver un équilibre qui tienne compte des coûts des moyens de paiement mais aussi d’un risque social. Si les banques centrales tarissaient leur offre de cash, sans doute les agents chercheraient-ils des alternatives échappant aux autorités telles que les cryptomonnaies

En vert et contre tout : quels freins pour les entreprises soucieuses de l’environnement en Kabylie

auteur

  1. Sebastien BourdinEnseignant-chercheur en géographie-économie, Laboratoire Métis, EM Normandie

Déclaration d’intérêts

Sebastien Bourdin ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d’une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n’a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.

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EM Normandie apporte un financement en tant que membre adhérent de The Conversation FR.

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Le levier des aides de l’État, quand il existe, reste souvent difficile à actionner.

Devant les grands défis du changement climatique, les entreprises semblent devoir jouer un rôle majeur pour adresser ses enjeux sous-jacents chargés d’incertitudes. Dès le début du XXe siècle, l’économiste Frank Knight définissait l’entrepreneur comme celui guidé par un profit rémunérant des décisions prises dans un monde incertain. De ce point de vue, les questions environnementales semblent représenter de grandes opportunités pour les entreprises.

Et pourtant, peu sont celles qui semblent l’avoir intégré. Selon une étude récente de l’ONG Carbon Disclosure Project, seuls 2 % des firmes françaises ont un plan de transition suffisamment avancé pour être jugé crédible dans la perspective de limiter à 1,5 °C le réchauffement climatique.

Certes, de jeunes actifs portent le développement d’un entrepreneuriat vert cherchant à apporter des solutions pratiques et souvent innovantes aux préoccupations sociales et environnementales. Innover et entreprendre dans ce domaine semble de plus en plus en vogue, investir dans la green tech pour proposer des technologies à émissions négatives également.

L’enthousiasme est cependant souvent freiné par plusieurs obstacles. Nos travaux l’ont en particulier montré à partir de l’étude d’un pays en développement, étude locale mais éclairante y compris pour nos politiques publiques.

Manque d’accompagnement et méconnaissance

Il existe trois grands types de motivations pour les entrepreneurs à s’engager sur les questions environnementales. Il y a ceux convaincus par l’importance de l’enjeu et qui souhaitent contribuer à sa résolution (l’environnementalisme axé sur les valeurs) ; il y en a d’autres qui cherchent à exploiter les pressions institutionnelles, les nouvelles lois et les normes, pour créer de nouveaux modèles d’affaires (l’environnementalisme de conformité) ; d’autres enfin exploitent les imperfections du marché à adresser les externalités négatives générées par l’économie grise (l’environnementalisme axé sur le marché).

Parmi les freins habituels auxquels les entrepreneurs se confrontent, on relève – quel que soit l’endroit du monde – des accès au marché rendus difficiles, parfois car la demande de produits verts peut être insuffisante pour générer des rendements durables. La consommation de produits bio n’en est, par exemple, qu’à ses balbutiements dans les pays en développement. Il n’est pas toujours certain que l’entreprise trouve un marché suffisant pour être rentable. Bien souvent, de plus, la consommation responsable souffre encore d’une image trop négative.

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Un autre obstacle concerne l’accès au financement des projets entrepreneuriaux verts. Devant trop d’incertitudes ou des perspectives de rendements peu sûres, les banques s’avèrent parfois frileuses au moment d’octroyer des crédits. Dès lors, il pourrait apparaître souhaitable que, en compensation, les pouvoirs publics prennent le relai.

Notre étude s’est intéressé à des entrepreneurs verts qui rencontrent encore bien d’autres obstacles. Nous avons procédé à des entretiens en Algérie, dans un territoire kabyle pourtant précurseur en termes de développement durable. L’économie du pays repose encore largement sur des ressources fossiles (elles constituent près de la moitié des recettes fiscales) mais leur rente s’effrite. Il lui faudra bientôt trouver des alternatives mais l’État s’engage pourtant peu sur des politiques alternatives pour favoriser la transition écologique et accompagner les entreprises dans ce sens.

De nombreux entrepreneurs nous ont, par exemple, fait part d’un manque d’accompagnement d’un point de vue administratif, technique et financier alors qu’ils souhaitent vivement s’engager dans le développement durable.

« Je ne savais pas à quelle porte frapper. Et puis j’ai rapidement découvert que rien n’était fait pour encourager les entrepreneurs à investir le champ de l’environnement », déplore l’un d’entre eux.

Or, les enjeux environnementaux ne sont pas moins prégnants dans les économies en développement et émergentes quand bien même la responsabilité serait à attribuer aux économies industrialisées.

De leur côté, les structures accompagnatrices ne se sentent pas non plus à la hauteur en termes de moyens, de capacités et de compétences. Elles n’estiment pas pouvoir accompagner au mieux ces startupers verts, à l’image de cet employé :

« Je me suis senti bien seul. Je n’avais pas grand-chose à proposer et puis je n’y connais vraiment pas grand-chose là-dedans ».

Nous montrons, par ailleurs, que le financement participatif reste un dispositif peu voire pas connu alors qu’il peut représenter une source de financement particulièrement bénéfique dans les projets.

L’outil de la plate-forme unique

Comment progresser par conséquent ? Tout d’abord, étant donné que la question centrale reste celle du financement, il est important de rappeler qu’investir dans des projets « verts » ne signifie pas renoncer à leur rentabilité. Les investissements verts semblent même surperformer et il est vraisemblable que cette tendance va durer dans le temps.

Il semble aussi que les gouvernements et les instances publiques régionales et locales doivent intensifier leurs efforts pour améliorer les connaissances, compétences et expériences des personnes en charge de l’accompagnement des projets en entrepreneuriat vert. En l’état, notre étude montre que ces personnes, c’est particulièrement vrai pour les pays en développement, ont une relative méconnaissance des enjeux du développement durable. Elles rencontrent ainsi des difficultés au moment d’appréhender les innovations vertes. Dans ce cadre, il pourrait être envisagé d’organiser des rencontres avec des accompagnateurs de projets d’autres pays afin d’échanger sur leurs bonnes pratiques et de favoriser l’apprentissage.

Cela fait notamment que les startupers verts peinent à identifier les aides dont ils pourraient bénéficier. Des politiques de création d’une plate-forme unique qui rassemblerait et présenterait des informations consolidées à destination des éco-entrepreneurs sur la nature et le type d’instruments de soutien (financiers mais pas que) à leur disposition ne s’avèreraient ainsi pas vaines.

Y inclure des processus de demande standardisés afin de réduire davantage la charge administrative serait également tout à fait pertinent. La chose représente, aux dires des enquêtés, un réel frein à la mobilisation des programmes de soutien.

« Stop à la paperasse ! On croule sous les dossiers à remplir. Comment voulez-vous qu’on travaille sur le fond ? », s’emporte l’un d’entre eux.

La France, a, il y a un an, su franchir cette étape avec un site dédié. Reste à savoir si celui-ci atteindra les objectifs fixés et répondra aux attentes de nos entrepreneurs verts.

Exploitation des données : un changement de contrat social à bas bruit

auteur

  1. Adrien TallentDoctorant en philosophie politique et éthique, Sorbonne Université

Déclaration d’intérêts

Adrien Tallent a reçu des financements de SNCF Réseau dans le cadre d’un contrat doctoral CIFRE.

Partenaires

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Sélection à l’université, contenus mis en avant sur les réseaux sociaux, justice et médecine prédictivevéhicules autonomes, surveillance des foules… Aujourd’hui les algorithmes sont massivement utilisés dans de nombreux pans de la vie politique, sociale et économique.

Les termes d’« algorithme », de « donnée » ou d’« intelligence artificielle » (IA) sont souvent assimilés à des mots magiques. Certains voient dans ces « outils » des êtres infaillibles, parfaitement rationnels et dont l’aide pourrait se révéler précieuse afin de déléguer certaines tâches – voire certaines responsabilités.

Mais la collecte massive des données et l’utilisation généralisée d’algorithmes constituent aussi une menace pour la société, la démocratie et in fine le contrat social, qui est pourtant à la fondation de la conception moderne de l’État. En échange d’un service (le plus souvent gratuit), les utilisateurs délèguent alors consciemment ou inconsciemment une partie de leur pouvoir de décision ainsi que la possibilité d’agir sur leurs choix et leurs opinions.

L’aboutissement du culte de la raison

Les systèmes d’IA sont construits de manière à pouvoir traiter d’immenses quantités de données. La finalité étant de faire les choix les plus avertis et objectifs possibles. Loin d’être une fatalité, ce déploiement à grande échelle répond à des choix politiques et à la mise en avant de ce que la chercheuse en sciences juridiques Antoinette Rouvroy nomme une « rationalité algorithmique ».

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Héritières de la révolution scientifique et philosophique du XVIIe siècle, nos sociétés occidentales se sont construites autour des notions de liberté et de progrès. Dans son Esquisse d’un tableau historique de l’esprit humain (1793), Condorcet proclamait ainsi l’harmonie entre l’émancipation de l’être humain et le développement technique.

Sur le plan politique, la théorie du contrat social se fonde sur les idées de liberté, de démocratie et de vie privée. Toutes les perspectives du contrat social cherchent à comprendre les raisons pour lesquelles des individus échangeraient une part de leur liberté contre un ordre politique. Le contrat social présuppose donc l’existence d’agents rationnels qui se réunissent par intérêt.

Dès lors, quoi de plus rationnel que la gestion de divers secteurs par l’intelligence artificielle ?

Dans cette conception, l’être humain est vu comme faillible face à une IA infaillible car fondée sur des « données » considérées comme des objets mathématiques. L’avènement d’une « gouvernementalité algorithmique » – les décisions se fondent désormais sur le traitement des données plutôt que sur la politique, le droit ou les normes sociales – rendrait enfin possible le règne de la raison.

Ainsi, toute décision deviendrait irréfutable car elle serait appuyée sur des arguments statistiques. C’est oublier les nombreux biais qui existent dans la saisie des données et dans leur exploitation par des algorithmes.Les nouveaux pouvoirs à l’ère de l’intelligence artificielle Asma Mhalla.

La logique du contrat social (notamment depuis la révolution industrielle puis le développement de l’État providence au XXe siècle) était une logique assurantielle. Ignorant le futur, les individus avaient intérêt à s’assurer collectivement contre le risque. Désormais, le développement de l’analyse prédictive rend caduque cette version du contrat. Les offres d’assurances peuvent être adaptées aux risques précis que chacun encourt.

Les géants du numérique connaissent nos préférences, nos opinions, nos envies et nous enferment dans ce que l’essayiste Eli Pariser nomme une « bulle de filtre ». Le contenu en accord avec nos idées y est surreprésenté et les avis contradictoires y font défaut, augmentant alors la diffusion des fake news – à plus fort potentiel de réactions et donc de diffusion. Nous partageons dès lors de moins en moins de vérités et d’expériences communes, pourtant nécessaires au fonctionnement de la démocratie.

Troquer la démocratie contre des app

En analysant nos données pour prédire notre comportement, le capitalisme devient un « capitalisme de surveillance » pour reprendre les mots de l’universitaire Shoshana Zuboff. Pour ces entreprises, les individus ne sont plus des clients mais des produits pour les annonceurs. Le philosophe Bernard Stiegler explique ainsi que les individus se sont transformés en « fournisseurs de data ». Déjà individualisés, ils sont en outre désindividués : leurs données permettent de les déposséder de leur volonté.

A titre d’exemple, le fait que nous sommes exposés à de publicité ciblée témoigne d’une anticipation de nos désirs. Nous ne savons plus réellement si nous avons désiré l’objet que nous avons acheté puisqu’il nous a été montré avant même que nous l’ayons désiré. Notre désir est automatisé.

Femme absorbée par son écran de téléphone
Des systèmes technologiques supposés apolitiques ont un impact de plus en plus grand sur nos démocraties. Mahdis Mousavi/Unsplash

Accoutumés au progrès technique, les individus se sont habitués à un environnement où la quête du confort, de la rapidité, du divertissement, permet la généralisation et la pérennisation de systèmes techniques invasifs, au détriment de certaines libertés fondamentales (droit à la vie privée, à l’anonymat, à l’indépendance de la pensée…), garanties de nos sociétés démocratiques.

En fournissant nos données, nous transférons une partie de notre libre arbitre et la faculté d’agir sur nos opinions jusqu’à influencer des élections. Le cas de Cambridge Analytica a été le plus médiatisé : il a montré au monde la capacité de manipulation politique que possédaient les réseaux sociaux dans des élections aussi déterminantes que la présidentielle Américaine de 2016 ou le référendum britannique sur l’appartenance à l’Union européenne la même année. Si l’entreprise a été fermée en 2018, rien n’a véritablement changé.


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Ciblés par les annonceurs, individualisés et profilés par les assureurs, influencés politiquement et soumis aux décisions opaques et arbitraires d’algorithmes, nous nous isolons et ne partageons plus la volonté générale que Rousseau définit comme la somme des volontés particulières et considère comme préalable au sentiment de société.

Politiser la question de l’usage des technologies

Ce changement de contrat se fait à bas bruit et les individus peuvent alors être victimes d’usages abusifs de leurs données par ces systèmes technologiques supposés apolitiques. D’autant plus s’ils sont déjà victimes de discriminations.

La technologie semble toujours se situer hors du débat politique et s’imposer aux sociétés qui n’ont d’autre choix que l’acceptation (plus ou moins partielle). Conscients des risques, les parlements et les institutions internationales se mettent à légiférer sur la question, à rédiger des chartes éthiques, des règlements. C’est le cas des divers règlements européens dont le règlement général sur la protection des données (RGPD) est le plus connu.


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Pourtant, ces questions restent souvent très techniques et juridiques, excluant d’emblée les individus qui subissent les dommages causés par le traitement de leurs données (ciblage, amoindrissement du libre arbitre, discriminations, surveillance, notation, influence…).

Pour Rousseau, seuls des individus libres peuvent construire une société libre. Or, le manque de recul critique et d’une prise de conscience des enjeux du numérique ainsi que l’absence d’une éducation numérique menacent les fondements de nos sociétés démocratiques. Il serait nécessaire de politiser la question, que les citoyens se saisissent de ces sujets et en débattent afin de dessiner ensemble les contours d’un futur technologique enviable pour et par tous.*

Agriculture : passer d’une durabilité faible à une durabilité forte

auteur

  1. Bertrand ValiorgueProfesseur de stratégie et gouvernance des entreprises, EM Lyon Business School

Déclaration d’intérêts

Bertrand Valiorgue ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d’une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n’a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.

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Dans un champ de légumineuses. Shutterstock

À l’été 2022, les Pays-Bas ont pris une décision forte en matière d’agriculture durable. Très impopulaire auprès des agriculteurs hollandais, elle consiste à réduire drastiquement les rejets d’azote et les émissions de gaz à effet de serre issus d’exploitations agricoles à proximité de zones naturelles protégées.

Elle va se traduire concrètement par la fermeture et le démantèlement de certaines exploitations et le renoncement à des exportations sur les marchés mondiaux.

Si cette décision interpelle par sa radicalité, elle nous invite plus fondamentalement à comprendre les nouveaux enjeux qui se dessinent en matière d’agriculture durable.Le plan néerlandais de réduction d’azote provoque la colère des producteurs. (Euronews, 2022).

Des conceptions très différentes du développement durable

Le « développement durable », notion devenue incontournable quand on aborde les problématiques environnementales, ne semble présenter aucune ambiguïté dans sa définition ; il s’agit, comme le propose le rapport Brundtland de 1987, de :

« Répondre aux besoins du présent sans compromettre la capacité des générations futures de répondre aux leurs. »

Popularisée depuis plus de 30 ans par l’ONU, plébiscitée par les entreprises et les ONG, cette notion semble stabilisée et opératoire. Elle est en réalité très controversée et renvoie à deux paradigmes dont les ambitions conduisent à des résultats très différents : la durabilité faible et la durabilité forte.

Ces deux aspects prennent leur source dans les travaux de deux économistes : Robert Solow pour la durabilité faible ; Herman Daly pour la durabilité forte. Dans les années 1980 et 1990, ils ont porté des positions très différentes en matière de développement durable.

La durabilité faible

Le développement durable faible consiste à trouver des compromis jugés satisfaisants à l’instant T et qui pénalisent à minima le bien-être des générations futures. Des dégradations de l’environnement naturel sont acceptées si elles permettent de maintenir ou de développer les performances du système économique.

Dans le paradigme de la durabilité faible, le capital économique est substituable au capital naturel et le développement technique et scientifique permettra aux générations futures de réparer ou de dépasser les dégradations de l’environnement naturel réalisées par les générations antérieures.

Schématisation des approches de durabilité forte et de durabilité faible. Vincent Hély d’après Lourdel (2005)

Cela ne veut bien évidemment pas dire que toutes les dégradations de l’environnement naturel sont permises, mais que certaines d’entre elles sont jugées acceptables, car elles soutiennent un régime de développement économique et technologique dont les générations futures pourront pleinement bénéficier.

Il est ainsi acceptable de continuer à émettre du CO2 dans l’atmosphère sur la base d’énergies fossiles, car les performances de ce système permettent d’investir dans de nouvelles technologies qui à l’avenir seront beaucoup moins problématiques et vertueuses pour l’environnement. Le développement durable faible fait un pari sur l’avenir et les capacités du génie humain à solutionner les problèmes.

La durabilité forte

Le développement durable fort refuse la substitution entre le capital économique et le capital naturel. Il est à cet égard inenvisageable de compenser une perte de biodiversité ou la dégradation d’un service écosystémique par un surplus de valeur économique ou un nouveau dispositif technologique. Les éléments qui constituent l’environnement naturel ne doivent pas être dégradés afin d’être transmis en l’état aux générations futures.


Pour suivre au plus près les questions environnementales, retrouvez chaque jeudi notre newsletter thématique « Ici la Terre ». Au programme, un mini-dossier, une sélection de nos articles les plus récents, des extraits d’ouvrages et des contenus en provenance de notre réseau international. Abonnez-vous dès aujourd’hui.


Il n’est bien évidemment pas interdit de dégrader certaines ressources naturelles, mais cette dégradation ne doit pas dépasser certains seuils, qui permettent à ces ressources de se régénérer ou de se reproduire. Nous léguons aux générations futures un certain état du système Terre qui leur permettra de vivre dans un environnement naturel, ainsi que des biorégions qui auront des caractéristiques biophysiques identiques ou très proches de celles connues aujourd’hui.

Dans cette perspective, l’activité économique ne disparaît bien évidemment pas, mais elle doit s’insérer dans un tissu naturel et social qu’elle ne dégrade pas, voire qu’elle régénère. Dans cette logique, il convient de limiter l’utilisation des énergies fossiles afin de limiter le réchauffement climatique à 1,5 °C degré et de ne rien lâcher sur ce seuil dont le franchissement entraînerait une transformation considérable des conditions de vie pour les générations futures.

Vous avez dit « agriculture durable » ?

Le secteur agricole est aujourd’hui rattrapé par ces deux visions incompatibles du développement durable. S’il est sensible aux enjeux de développement durable depuis au moins 20 ans, le secteur agricole français a toujours été orienté par une conception faible de la durabilité.

L’objectif a toujours été de maintenir, voire d’accroître, les performances économiques, tout en cherchant à limiter les impacts négatifs sur l’environnement naturel. Cette trajectoire en matière de durabilité conduit à des performances questionnables, car sur les 9 limites planétaires identifiées par les travaux du Stockholm Resilience Centre, l’agriculture participe directement à la dégradation de 5 d’entre elles.

L’agriculture est ainsi directement responsable du changement climatique, de la perturbation des cycles de l’azote et du phosphore, de la perturbation du cycle de l’eau, de l’érosion de la biodiversité et de l’introduction de nouvelles entités dans la biosphère.

Ces limites planétaires correspondent à des processus biophysiques dont il ne faut pas perturber le fonctionnement, sous peine de voir toute la machinerie planétaire se transformer, conduisant à une très forte dégradation des conditions d’habitabilité de la planète Terre pour l’espèce humaine.

Représentation des neuf limites planétaires (traduit de Steffen et coll., 2015)

Steffen, W.,et al. « A safe operating space for humanity ». Nature 461, pp. 472–475

(cliquer pour zoomer)

La décision radicale des Pays-Bas est emblématique de cette compréhension d’une impasse en matière de trajectoire de durabilité de l’agriculture hollandaise. Les dirigeants politiques ont entériné le fait que leur modèle agricole conduit au dépassement des limites planétaires et qu’une nouvelle trajectoire de durabilité s’impose. La décision prise en 2022 marque ainsi le passage d’une conception de la durabilité agricole de faible à forte.

Dans cette perspective, les pratiques et les ambitions en matière de durabilité agricole ne sont plus les mêmes. Il ne s’agit plus de trouver le meilleur compromis entre les enjeux économiques, sociaux et environnementaux, mais bien de s’assurer que les pratiques agricoles n’ont pas d’impacts négatifs sur les différentes composantes de l’environnement naturel : l’eau, l’air, le sol et la biodiversité.

En marche vers une durabilité forte

En dépit des efforts en matière de durabilité, les compromis entre les objectifs sociaux, économiques et environnementaux observables sont à l’heure actuelle en France sont très largement insuffisants.

Le secteur agricole a un impact négatif sur des processus géophysiques essentiels à la survie de l’espèce humaine et il devra inévitablement apporter des réponses pour aller vers une neutralité, voire potentiellement une régénération.

La société civile et les responsables politiques imposeront des normes dans les années qui viennent qui s’inséreront dans le paradigme de la durabilité forte. Cet objectif implique une puissance remise en question de certaines pratiques agricoles, l’acquisition de nouvelles connaissances, le développement de nouvelles technologies et, bien évidemment, un financement d’une transition.

Cette transition passera également par un renoncement et un démantèlement, comme le montre l’exemple des Pays-Bas.

Nouvelle découverte dans la vallée du Rhône : les Homo sapiens d’Europe tiraient déjà à l’arc il y a 54 000 ans

auteurs

  1. Laure MetzArchéologue et chercheuse en anthropologie, Aix-Marseille Université (AMU)
  2. Jason E. LewisLecturer of Anthropology and Assistant Director of the Turkana Basin Institute, Stony Brook University (The State University of New York)
  3. Ludovic SlimakCNRS Permanent Member, Université Toulouse – Jean Jaurès

Déclaration d’intérêts

Les auteurs ne travaillent pas, ne conseillent pas, ne possèdent pas de parts, ne reçoivent pas de fonds d’une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n’ont déclaré aucune autre affiliation que leur organisme de recherche.

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Pointes découvertes montées pour former des flèches. Fourni par l’auteur

Il y a un an, en février 2022, notre équipe scientifique de la Grotte Mandrin, dans la Drôme, faisait paraître une étude dans Science Advances qui repoussait de 10 à 12 millénaires la plus ancienne preuve de l’arrivée des premiers Homo sapiens en Europe. Nous apprenions que les premiers Hommes modernes étaient arrivés sur le continent dès le 54e millénaire.

Nous présentons aujourd’hui dans une nouvelle étude publiée dans la même revue, le fait que ces premiers hommes modernes maîtrisaient parfaitement l’archerie, repoussant l’origine de ces technologies remarquables en Eurasie de quelque 40 000 ans.

Perchée à 100 mètres sur les pentes des Préalpes, dans la Drôme, la Grotte Mandrin regarde vers le nord, au milieu de la vallée du Rhône. Il s’agit d’un point stratégique dans le paysage, car ici le Rhône s’écoule dans un goulet d’un kilomètre de large entre les Préalpes à l’est et le Massif central à l’ouest.

Vue des fouilles en cours dans la Grotte Mandrin. Ludovic Slimak, Fourni par l’auteur

Nous avons découvert, dans un niveau archéologique daté de 54 000 ans, appelé « Néronien », quelque 1 500 petites pointes en silex, triangulaires et standardisées, certaines mesurant moins d’un centimètre de long. Cette industrie lithique est très particulière et se distingue techniquement très nettement des artisanats néandertaliens retrouvés dans cette grotte avant et après les vestiges abandonnés par Homo sapiens. En revanche, ces artisanats de silex du Néronien montrent des ressemblances frappantes avec des collections archéologiques contemporaines attribuées elles aussi à Homo sapiens et que l’on retrouve dans l’est de la Méditerranée.

Les traces d’archerie sont complexes à mettre en évidence

L’émergence des armes à propulsion mécanique, fondées sur l’emploi de l’arc ou du propulseur, est communément perçue comme l’une des marques de l’avancée des populations modernes sur le continent européen.

Or l’existence de l’archerie a toujours été plus difficile à retracer. Ces technologies sont basées sur l’utilisation de matériaux périssables : bois, fibres, cuir, résines et tendons, qui sont rarement préservés dans les sites paléolithiques européens et rendent difficile la reconnaissance archéologique de ces technologies.

Il faut attendre des périodes très récentes, comprises entre le 10e et le 12e millénaire pour retrouver des éléments d’archerie partiellement préservés en Eurasie et retrouvés dans des sols gelés ou dans des tourbières, comme sur l e site de Stellmoor en Allemagne. En l’absence de ces matières périssables, ce sont les armatures, communément réalisées en silex, qui constituent les principaux témoins de ces technologies d’armement durant la préhistoire ancienne en Europe.

Sur la base de l’analyse de ces armatures de pierre, la reconnaissance de l’archerie est maintenant bien documentée en Afrique dans des périodes anciennes pouvant remonter à quelque 70 000 ans. Certaines armatures en silex ou en bois de cerf suggèrent l’existence de l’archerie dès les premières phases du Paléolithique supérieur en Europe, il y a plus de 35 000 ans, mais leur morphologie et les modes d’emmanchement de ces armatures anciennes ne permettent pas de les rattacher à un mode de propulsion bien distinct tel que l’arc.

La reconnaissance de ces technologies dans le Paléolithique supérieur européen butait jusqu’alors sur des recouvrements balistiques entre armes projetées à l’aide d’un propulseur ou d’un arc. Ce contexte général rend l’existence éventuelle de l’archerie au Paléolithique européen quasiment invisible sur le plan archéologique.

Programme expérimental appelé Initiarc. Les petites pointes néroniennes trouvées dans la Grotte Mandrin ont été reproduites expérimentalement en utilisant le même silex et les mêmes technologies de taille. Ludovic Slimak, Fourni par l’auteur

Ces dernières recherches enrichissent profondément notre connaissance de ces technologies en Europe et nous permettent désormais de repousser l’âge de l’archerie en Europe de plus de 40 millénaires !

De nombreux tests pour prouver l’utilisation d’arcs

L’étude se fonde sur une analyse fonctionnelle de milliers de silex retrouvés dans ce niveau archéologique du Néronien. Les fractures et les traces observées démontrent que ces pointes légères étaient emmanchées en extrémité de fût (la partie en bois de la flèche). Les fractures observées sont caractéristiques d’un impact violent.

En reproduisant des répliques expérimentales de ces pointes tirées à l’arc, au propulseur, ou simplement plantées dans des carcasses d’animaux, nous avons pu observer au sein de nos expérimentations des types de fractures qui sont précisément les mêmes que celles retrouvées sur le mobilier archéologique.

Nous avons également testé l’efficacité et les limites balistiques des plus petites pointes dont toute une catégorie n’atteint pas un centimètre de longueur. Mais c’est la largeur de ces pointes légères qui nous intéressait ici. En archerie traditionnelle il existe en effet une corrélation entre la largeur de la pointe armant une flèche à l’extrémité de son fût et le diamètre même de son fût.

On constate ainsi expérimentalement qu’une flèche n’est pénétrante, et donc efficiente, que lorsque la flèche est armée en son extrémité d’une armature présentant, a minima, une largeur équivalente ou supérieure à celle son fût.

Près de 40 % des pointes légères abandonnées à la Grotte Mandrin par ces premiers Homo sapiens présentent une largeur maximale de 10 mm. Ces toutes petites pointes présentent de très nombreuses fractures qui n’ont pu se développer que lors d’impacts très violents. Ces fractures très caractéristiques, et que nous retrouvons sur nos petites pointes expérimentales tirées à l’arc, nous révèlent qu’elles n’ont pu se développer que sous la contrainte d’une très forte énergie affectant leur extrémité distale (le bout de la pointe…).

Ces traces, additionnées à la très faible dimension de ces pointes, et à leur très faible largeur ne peuvent être expérimentalement reproduites que lorsque ces objets sont associés à une propulsion à l’aide d’un arc, et cela à l’exclusion de tout autre mode de propulsion.

Nos expérimentations montrent que la faible énergie cinétique des armes les plus légères (dont environ 30 % ne pèsent guère plus de quelques grammes) ne peut, lorsqu’elles étaient emmanchées en bout de fût (la partie en bois de la flèche), être compensée que par l’arc, seul mode de propulsion mécanique à même de produire la vitesse nécessaire au développement de telles fractures sur des objets si légers.

C’est donc au croisement de très nombreux facteurs balistiques, analytiques et expérimentaux qu’il nous a été possible de démontrer que ces pointes si petites et si régulières avaient indubitablement été propulsées à l’aide d’un arc.

Cette pointe très légère trouvée dans la couche Néronienne de la Grotte Mandrin, datée de 54.000 ans, présente des traces microscopiques diagnostiques de son utilisation comme arme. Laure Metz et Ludovic Slimak, Fourni par l’auteur

Grâce à cette étude, l’archerie en Europe, et plus largement en Eurasie, fait un saut remarquable dans le temps. Mais notre étude va beaucoup plus loin encore et s’est aussi intéressée aux armements des populations néandertaliennes contemporaines. Ces recherches montrent en effet que les néandertaliens continuèrent à utiliser leurs armes traditionnelles fondées sur l’emploi de pointes massives montées en lance qui étaient plantées ou projetées à la main. L’archerie, et plus généralement les propulsions mécaniques, furent exclusivement employées par Homo sapiens qui maîtrisait déjà parfaitement ces technologies lors de sa première migration vers l’Europe continentale il y a 54 millénaires.

Les traditions et les technologies maîtrisées par ces deux populations étaient donc profondément distinctes, conférant, objectivement, un avantage technologique remarquable aux populations modernes lors de leurs expansions sur le continent européen.

Toutefois, nous replaçons dans notre article ce débat dans un contexte beaucoup plus large dans lequel les stratégies des sociétés humaines ne peuvent se limiter aux seuls avantages logistiques ou technologiques d’une innovation. Les sociétés humaines développent communément des solutions sous-optimales, contre-intuitives et dont les seules raisons relèvent de la culture, du mythe ou de la représentation que ces sociétés se font d’elle-même. Cette étude qui demanda plus de 15 années de recherches et d’expérimentations nous renvoie alors au poids des traditions au sein de ces populations ainsi qu’aux éthologies humaines qui purent être profondément divergentes entre néandertaliens et hommes modernes.

Agriculture : passer d’une durabilité faible à une durabilité forte

auteur

  1. Bertrand ValiorgueProfesseur de stratégie et gouvernance des entreprises, EM Lyon Business School

Déclaration d’intérêts

Bertrand Valiorgue ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d’une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n’a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.

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Dans un champ de légumineuses. Shutterstock

En 2022, les Pays-Bas ont pris une décision forte en matière d’agriculture durable. Très impopulaire auprès des agriculteurs hollandais, elle consiste à réduire drastiquement les rejets d’azote et les émissions de gaz à effet de serre issus du secteur agricole.

Elle va se traduire concrètement par la fermeture et le démantèlement de certaines exploitations agricoles et le renoncement à des exportations sur les marchés mondiaux.

Si cette décision interpelle par sa radicalité, elle nous invite plus fondamentalement à comprendre les nouveaux enjeux qui se dessinent en matière d’agriculture durable.Le plan néerlandais de réduction d’azote provoque la colère des producteurs. (Euronews, 2022).

Des conceptions très différentes du développement durable

Le « développement durable », notion devenue incontournable quand on aborde les problématiques environnementales, ne semble présenter aucune ambiguïté dans sa définition ; il s’agit, comme le propose le rapport Brundtland de 1987, de :

« Répondre aux besoins du présent sans compromettre la capacité des générations futures de répondre aux leurs. »

Popularisée depuis plus de 30 ans par l’ONU, plébiscitée par les entreprises et les ONG, cette notion semble stabilisée et opératoire. Elle est en réalité très controversée et renvoie à deux paradigmes dont les ambitions conduisent à des résultats très différents : la durabilité faible et la durabilité forte.

Ces deux aspects prennent leur source dans les travaux de deux économistes : Robert Solow pour la durabilité faible ; Herman Daly pour la durabilité forte. Dans les années 1980 et 1990, ils ont porté des positions très différentes en matière de développement durable.

La durabilité faible

Le développement durable faible consiste à trouver des compromis jugés satisfaisants à l’instant T et qui pénalisent à minima le bien-être des générations futures. Des dégradations de l’environnement naturel sont acceptées si elles permettent de maintenir ou de développer les performances du système économique.

Dans le paradigme de la durabilité faible, le capital économique est substituable au capital naturel et le développement technique et scientifique permettra aux générations futures de réparer ou de dépasser les dégradations de l’environnement naturel réalisées par les générations antérieures.

Schématisation des approches de durabilité forte et de durabilité faible. Vincent Hély d’après Lourdel (2005)

Cela ne veut bien évidemment pas dire que toutes les dégradations de l’environnement naturel sont permises, mais que certaines d’entre elles sont jugées acceptables, car elles soutiennent un régime de développement économique et technologique dont les générations futures pourront pleinement bénéficier.

Il est ainsi acceptable de continuer à émettre du CO2 dans l’atmosphère sur la base d’énergies fossiles, car les performances de ce système permettent d’investir dans de nouvelles technologies qui à l’avenir seront beaucoup moins problématiques et vertueuses pour l’environnement. Le développement durable faible fait un pari sur l’avenir et les capacités du génie humain à solutionner les problèmes.

La durabilité forte

Le développement durable fort refuse la substitution entre le capital économique et le capital naturel. Il est à cet égard inenvisageable de compenser une perte de biodiversité ou la dégradation d’un service écosystémique par un surplus de valeur économique ou un nouveau dispositif technologique. Les éléments qui constituent l’environnement naturel ne doivent pas être dégradés afin d’être transmis en l’état aux générations futures.


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Il n’est bien évidemment pas interdit de dégrader certaines ressources naturelles, mais cette dégradation ne doit pas dépasser certains seuils, qui permettent à ces ressources de se régénérer ou de se reproduire. Nous léguons aux générations futures un certain état du système Terre qui leur permettra de vivre dans un environnement naturel, ainsi que des biorégions qui auront des caractéristiques biophysiques identiques ou très proches de celles connues aujourd’hui.

Dans cette perspective, l’activité économique ne disparaît bien évidemment pas, mais elle doit s’insérer dans un tissu naturel et social qu’elle ne dégrade pas, voire qu’elle régénère. Dans cette logique, il convient de limiter l’utilisation des énergies fossiles afin de limiter le réchauffement climatique à 1,5 °C degré et de ne rien lâcher sur ce seuil dont le franchissement entraînerait une transformation considérable des conditions de vie pour les générations futures.

Vous avez dit « agriculture durable » ?

Le secteur agricole est aujourd’hui rattrapé par ces deux visions incompatibles du développement durable. S’il est sensible aux enjeux de développement durable depuis au moins 20 ans, le secteur agricole français a toujours été orienté par une conception faible de la durabilité.

L’objectif a toujours été de maintenir, voire d’accroître, les performances économiques, tout en cherchant à limiter les impacts négatifs sur l’environnement naturel. Cette trajectoire en matière de durabilité conduit à des performances questionnables, car sur les 9 limites planétaires identifiées par les travaux du Stockholm Resilience Centre, l’agriculture participe directement à la dégradation de 5 d’entre elles.

L’agriculture est ainsi directement responsable du changement climatique, de la perturbation des cycles de l’azote et du phosphore, de la perturbation du cycle de l’eau, de l’érosion de la biodiversité et de l’introduction de nouvelles entités dans la biosphère.

Ces limites planétaires correspondent à des processus biophysiques dont il ne faut pas perturber le fonctionnement, sous peine de voir toute la machinerie planétaire se transformer, conduisant à une très forte dégradation des conditions d’habitabilité de la planète Terre pour l’espèce humaine.

Représentation des neuf limites planétaires (traduit de Steffen et coll., 2015)

Steffen, W.,et al. « A safe operating space for humanity ». Nature 461, pp. 472–475

(cliquer pour zoomer)

La décision radicale des Pays-Bas est emblématique de cette compréhension d’une impasse en matière de trajectoire de durabilité de l’agriculture hollandaise. Les dirigeants politiques ont entériné le fait que leur modèle agricole conduit au dépassement des limites planétaires et qu’une nouvelle trajectoire de durabilité s’impose. La décision prise en 2022 marque ainsi le passage d’une conception de la durabilité agricole de faible à forte.

Dans cette perspective, les pratiques et les ambitions en matière de durabilité agricole ne sont plus les mêmes. Il ne s’agit plus de trouver le meilleur compromis entre les enjeux économiques, sociaux et environnementaux, mais bien de s’assurer que les pratiques agricoles n’ont pas d’impacts négatifs sur les différentes composantes de l’environnement naturel : l’eau, l’air, le sol et la biodiversité.

En marche vers une durabilité forte

En dépit des efforts en matière de durabilité, les compromis entre les objectifs sociaux, économiques et environnementaux observables sont à l’heure actuelle en France sont très largement insuffisants.

Le secteur agricole a un impact négatif sur des processus géophysiques essentiels à la survie de l’espèce humaine et il devra inévitablement apporter des réponses pour aller vers une neutralité, voire potentiellement une régénération.

La société civile et les responsables politiques imposeront des normes dans les années qui viennent qui s’inséreront dans le paradigme de la durabilité forte. Cet objectif implique une puissance remise en question de certaines pratiques agricoles, l’acquisition de nouvelles connaissances, le développement de nouvelles technologies et, bien évidemment, un financement d’une transition.

Cette transition passera également par un renoncement et un démantèlement, comme le montre l’exemple des Pays-Bas

Séisme en Turquie : la catastrophe humanitaire s’explique aussi par la corruption généralisée

auteur

  1. Éric PichetProfesseur et directeur du Mastère Spécialisé Patrimoine et Immobilier, Kedge Business School

Déclaration d’intérêts

Éric Pichet est membre de l’association anticorruption française Anticor et de l’organisation non gouvernementale Amnesty international France.

Partenaires

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Le 6 février 2023, un séisme de magnitude 7,8 sur l’échelle de Richter a frappé la Syrie et la Turquie, détruisant notamment Antakya (l’antique cité d’Antioche). Pour les assureurs, il s’agit d’un « act of god », une catastrophe naturelle sans cause humaine, mais l’ampleur des victimes avec 45 000 décès recensés à ce jour (et peut-être plus de 100 000 avec les disparus) et des millions de sinistrés a très vite suscité la colère des Turcs contre l’exécutif.

En réponse, le pouvoir a dénoncé leur indécence face à la « catastrophe du siècle » qui ne serait due qu’à « la main du destin » selon le président Recep Tayyip Erdogan. Les autorités ont très vite coupé le réseau Twitter comme de nombreux sites Internet et procédé à l’arrestation des critiques des secours puis le Conseil supérieur de la radio-télévision a sanctionné le 22 février trois chaines de télévision qui avaient blâmé le gouvernement.

Les risques sismiques dans la région étaient en effet parfaitement connus des scientifiques, comme le rappelait le sismologue néerlandais Frank Hoogerbets du Solar System Geometry Survey (SSGEOS) dans un tweet du 3 février dernier « tôt ou tard il y aura un séisme d’une magnitude d’environ 7,5 dans cette région ».

Les accusations se sont ainsi rapidement cristallisées sur l’autorité de gestion d’urgence des catastrophes naturelles, l’AFAD, créée en 2009 et dirigée par Ismail Palakoglu, un diplômé d’une faculté de théologie qui a réalisé l’essentiel de sa carrière au ministère des Affaires religieuses et dénué de compétences dans le domaine. Les équipes d’aide internationales ont d’ailleurs déploré la désorganisation des premiers secours et le peu d’appui de l’AFAD dans leur travail.

Le gouvernement a même tenté d’entraver l’aide civile : le ministre de l’Environnement, de l’urbanisation et du changement climatique, Murat Kurum, a ainsi décrété que les dons ne pourront être collectés que par l’intermédiaire de l’AFAD et que le matériel de secours des organisations non gouvernementales (ONG) sera confisqué.

Engagements non tenus

Quand l’actuel président Recep Tayyip Erdogan est devenu premier ministre en 2003, quatre ans après le séisme d’Izmit qui avait fait plus de 17 000 victimes, il s’était engagé à renforcer les normes de construction et les constructions existantes. Pourtant, fin 2022, après un séisme de magnitude 5,9, l’Union des architectes et ingénieurs turcs affirmait dans un communiqué que « la Turquie avait échoué à prendre les mesures nécessaires en cas de tremblement de terre », relevant de sérieux problèmes dans la conception, la construction et le contrôle des bâtiments.

Les premiers responsables de la fragilité des bâtiments sont les promoteurs qui cherchent systématiquement à réduire leurs coûts de construction en employant massivement le béton peu cher et en limitant la quantité d’acier destinée à le renforcer.

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Les dispositifs antisismiques existent pourtant depuis longtemps, comme en atteste la résistance des bâtiments dans des pays à haut risque sismique comme le Japon et le Chili où on a dénombré 525 morts et disparus dans un séisme bien plus puissant, de magnitude 8,8 le 27 février 2010. Plus grave encore, pour agrandir les espaces dans les étages inférieurs, les promoteurs turcs détruisent fréquemment certaines colonnes de soutien des immeubles, pour pouvoir ouvrir des magasins ou des chaines de supermarchés.

Pour tenter de calmer la colère populaire, les autorités ont immédiatement arrêté et incarcéré une quarantaine d’entrepreneurs et maîtres d’ouvrage. Pour leur défense, ces derniers ont rejeté la faute sur les autorités locales qui ont accordé les permis de construire, ces dernières reconnaissant ne pas disposer de compétences en interne et se défaussant à leur tour sur les bureaux de certification privés sous-traitants.

Photo de Tayyip Recep Erdogan
Devenu premier ministre en 2003, Tayyip Recep Erdogan s’était engagé à renforcer les normes de construction. WikimediaCC BY-SA

Comme ailleurs dans le monde, ce sont les administrations locales qui délivrent les permis de construire, mais la corruption est telle en Turquie qu’il est facile d’obtenir un permis moyennant le versement d’un pot-de-vin. Preuve par l’absurde d’une corruption locale généralisée, Erzin, une ville de 42 000 habitants située dans une région dévastée n’a subi ni dommage, ni victimes, ni blessés.

Le maire de la commune, Okkes Elmasoglu, a en effet expliqué qu’à la différence de nombre de ses confrères, il n’avait jamais autorisé de construction illégale. « Certains ont essayé », a-t-il précisé, interrogé par Le Monde, « Nous les avons alors signalés au bureau du procureur et pris la décision de démolir les édifices » en chantier. Dans sa ville, à la différence de ses voisines, la majorité des habitations sont soit individuelles, soit à quatre étages et le bâtiment le plus élevé n’en compte que six.

Amnisties récurrentes

La corruption ne se limite pas aux potentats locaux au contraire, elle est même le résultat d’un système généralisé au niveau national mêlant incurie, incompétence, détournement de fonds publics, népotisme et électoralisme méthodiquement tissé depuis vingt ans par Erdogan et son parti, l’AKP.

Créée en 1984 pour pallier le manque de logements sociaux et freiner l’étalement des quartiers informels, l’Agence nationale du logement social (TOKI) rattachée au bureau du premier ministre en 2004 puis au président en 2018 s’est vite imposée comme l’acteur et le promoteur le plus puissant du secteur foncier et immobilier du pays. Outil principal des grands chantiers de logements et d’infrastructures du parti au pouvoir depuis 20 ans, elle a pour mission de faciliter l’accès à la propriété des nouvelles classes moyennes et populaires, cœur électoral du pouvoir en place.

La connivence croissante entre le pouvoir politique et le secteur de la construction, de notoriété publique, a fini par éclater au grand jour le 17 décembre 2013 avec l’arrestation d’une cinquantaine de personnalités accusées de malversations, de corruption et de blanchiment d’argent ainsi que d’avoir délivré des permis de construire mettant en danger la sécurité de certains édifices. Mais six mois plus tard, le nouveau procureur chargé du volet immobilier des enquêtes abandonnait subitement les charges contre tous les suspects.

Réfugiés dans un gymnase
Le séisme du 6 février a fait des millions de sinistrés. Wikimedia

Après chaque séisme, le gouvernement turc procède rituellement à des arrestations de promoteurs qui sont non moins rituellement amnistiés un peu plus tard. Au total, les pouvoirs publics ont accordé une dizaine d’amnisties générales dans le secteur de la construction depuis 2002, permettant ainsi aux propriétaires de logements non conformes de régulariser leur situation moyennant le paiement de droits.

Plus de 7 millions de bâtiments en ont bénéficié, dont 300 000 se trouvent dans les dix villes les plus touchées par l’actuel tremblement de terre. Au moment du séisme, une nouvelle loi d’amnistie était d’ailleurs en discussion au parlement en prévision des prochaines élections…

Le pouvoir en place fragilisé

Comme dans les tragédies antiques, le drame du 6 février est peut-être le signe avant-coureur de la fin du règne du président Erdogan. L’État de droit s’est d’ailleurs considérablement affaibli ces 20 dernières années et la Turquie pointe aujourd’hui seulement à la 149ᵉ place sur 180 États dans le classement l’ONG Reporters sans frontières en matière de liberté de la presse.

En outre, le niveau de vie des Turcs est laminé par une inflation officiellement proche de 60 % (mais en réalité sans doute du double selon les économistes indépendants) provoquée par une politique monétaire absurde qui prétend la réduire en diminuant les taux d’intérêt.

Le président Erdogan avait avancé les élections présidentielle et législative initialement prévues en juin au 14 mai 2023 mais le séisme a bousculé ses plans en exacerbant la colère populaire. La constitution interdit en l’état de repousser les législatives (sauf en cas de guerre) et le parti présidentiel ne dispose que de 333 sièges, loin du seuil des 400 parlementaires nécessaire à la modifier.

L’opposition craint toutefois que le pouvoir qui a déclaré l’état d’urgence (et non pas, comme cela aurait été plus logique, l’état de catastrophe naturelle) pour trois mois ne demande un délai pour se consacrer à la reconstruction du pays en transformant l’état d’urgence actuel en un état permanent.

À l’approche du centenaire de la proclamation la République turque, le 29 octobre 1923 par Mustafa Kemal Atatürk, autour des principes de sécularisation, d’occidentalisation et de modernisation du pays, la démocratie turque vit sans doute aujourd’hui son heure de vérité.

Imaginaires du nucléaire : le mythe d’un monde affranchi de toutes contraintes naturelles

auteur

  1. Teva MeyerMaître de conférences en géopolitique et géographie, Université de Haute-Alsace (UHA)

Déclaration d’intérêts

Teva Meyer ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d’une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n’a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.

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Un employé évoluant dans les installations pour l’enrichissement de l’uranium à la centrale nucléaire du Tricastin dans la Drôme
En janvier 2023, dans une unité d’enrichissement de l’uranium à la centrale nucléaire du Tricastin (Drôme). Olivier Chassignole/AFP

En plein débat sur la relance de la filière du nucléaire civil en France, nous vous proposons de découvrir un extrait du récent ouvrage du géographe Teva Meyer (Université de Haute-Alsace), « Géopolitique du nucléaire », paru le 16 février 2023 aux éditions du Cavalier bleu. L’auteur y questionne et explore l’importance croissante du nucléaire dans les relations internationales. Dans le passage choisi ci-dessous, il est question des imaginaires qui soutiennent le développement des industries civile et militaire de l’atome.


Aux racines géopolitiques du nucléaire se trouvent deux mythes, l’avènement de l’Humanité à l’âge de l’abondance et la soumission de la nature, fondés sur les propriétés physiques de l’uranium et du plutonium. Comprendre les fondamentaux géopolitiques du nucléaire demande de s’arrêter sur cette matérialité. Plus précisément, il faut prendre au sérieux la manière dont celle-ci a été convoquée par des acteurs scientifiques, politiques et économiques pour soutenir l’idée d’un nucléaire a-spatial par nature, d’une technologie permettant à l’Humanité de se défaire des contraintes que la géographie avait fait peser sur son développement.

L’exploitation de la densité énergétique, c’est-à-dire la quantité d’énergie stockée dans une masse donnée, de l’uranium et du plutonium constitue une rupture technologique. Un kilogramme d’uranium préparé pour un réacteur commercial libère 3 900 000 mégajoules d’énergie, contre 55 mégajoules pour le gaz naturel, 50 pour le pétrole et moins de 25 pour la houille. Un réacteur standard, de la taille de ceux en fonction en France, consomme environ un mètre cube d’uranium enrichi par an, soit 20 tonnes de combustible. Pour le produire, il faut approximativement dix fois plus d’uranium naturel. La même énergie fournie par une centrale à charbon demanderait 3 millions de tonnes de houille. Les volumes sont si faibles que le combustible peut être expédié par avion, limitant les risques de rupture d’approvisionnement qu’imposeraient des conflits sur le chemin.

*

Face aux restrictions de transports terrestres, la Russie a ainsi alimenté par les airs les centrales hongroises, tchèques et slovaques pendant les guerres en Ukraine de 2014 et 2022, chaque vol contenant presque deux années de combustibles d’une centrale. Du côté militaire, la rupture d’ordre de grandeur est tout aussi vertigineuse. La plus grande bombe conventionnelle larguée pendant la Seconde Guerre mondiale, la Grand Slam, avait une puissance équivalente à 10 tonnes de TNT, soit 1 500 fois moins que Little Boy lancée sur Hiroshima le 6 août 1945.

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Le nucléaire : outil de conquête de l’œkoumène

Dès les années 1950, chercheurs et politiques s’enthousiasment. Grâce aux quantités dérisoires de combustibles nécessaires et la facilité à le transporter, le nucléaire s’affranchirait de la géographie des ressources. On pourrait, pensait-on, placer des réacteurs n’importe où, sans impératifs de proximité avec une mine ou des infrastructures de transports. Plus encore, l’énergie ne serait plus tributaire des gisements de main-d’œuvre. Seule reste la contrainte de l’eau, indispensable – sauf rupture technologique – pour refroidir les centrales, qu’elle vienne des fleuves, de l’océan ou des égouts des villes, comme c’est le cas à Palo Verde en Arizona. Les possibilités semblent sans limite. Le nucléaire devient un outil géopolitique servant à aménager les derniers espaces qui échappaient à la présence humaine, repoussant les frontières de l’œkoumène.


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Les années 1950-1960 voient se multiplier dans les comics et dans la littérature nord-américaine des images de villes sous cloche, projets urbains nucléarisés protégés par des dômes. Ces utopies atomiques forment des habitats hermétiques, entièrement alimentés par l’énergie nucléaire, autorisant la conquête par l’humanité des derniers milieux extrêmes et la colonisation des déserts, des pôles, voire d’autres planètes. Ces productions sont promues, parfois même commandées, par l’administration états-unienne. Soft power avant l’heure, il faut prouver la supériorité du modèle américain face aux soviétiques. Les villes sous cloche doivent également laisser envisager au public américain que des solutions existent pour perpétuer la vie après une éventuelle attaque nucléaire. Cette stratégie répond aussi aux rumeurs venant de l’autre côté du rideau de fer qui prêtaient à Moscou le projet de construire des dômes nucléarisés comme socle de l’urbanisation de l’Arctique pour assurer son contrôle militaire et faciliter l’exploitation de ressources naturelles.

La Ford Nucleon, concept car développé par le constructeur automobile états-unien en 1958. Un petit réacteur nucléaire situé à l’arrière devait assurer sa propulsion. Ford Motor Company/Wikipedia

De la fiction, ces utopies percolent dans les milieux scientifiques et militaires. Les appétits se portent sur l’Antarctique, terres hostiles que le nucléaire ouvrirait à une colonisation durable. Le déploiement d’un réacteur pour soutenir la présence permanente d’une station de recherche états-unienne à McMurdo sur l’île de Ross devait damer le pion aux ambitions soviétiques dans la région. Côté militaire, cette colonisation par l’uranium était vue comme l’occasion d’arrimer une tête de pont logistique et transformer l’Antarctique en terrain d’entraînement pour des combats futurs en Arctique. L’expérience est catastrophique. Installé en 1962, le réacteur subit 438 incidents avant sa mise à l’arrêt dix années plus tard. Au Groenland, l’expérience du réacteur PM-2A, acheminé par avion en 1960 pour alimenter la base militaro-scientifique de Camp Century à la pointe nord-ouest de l’île, est aussi un échec, ne fonctionnant que pendant deux ans. Les espoirs de colonisation nucléaire s’amenuisent. Les années 2010 voient cependant se raviver l’idée d’un nucléaire a-spatial avec le retour en grâce des petits réacteurs modulaires. Qu’ils soient publics ou privés, militaires ou civils, leurs promoteurs remobilisent l’image d’une technologie pilotable à distance capable d’atteindre les espaces les plus isolés et d’y soutenir la vie. Les projets ciblent les communautés arctiques, les déserts arides, les fronts pionniers des forêts tropicales, voire l’espace et les corps célestes. S’ils s’appuient sur un discours climatique, ils se nourrissent aussi d’ambitions géopolitiques. Ces réacteurs doivent assurer une présence permanente dans des territoires stratégiques, qu’il s’agisse de l’Arctique pour la Russie, ou des archipels contestés des Spratleys et Paracels pour Pékin en mer de Chine méridionale. L’atome redevient l’outil de la conquête de la géographie.

Explosions atomiques et géo-ingénierie

Dès le début des années 1950, on envisage l’utilisation d’explosions atomiques pour changer la topographie : construction de canaux, ouverture de mines, inversion de cours de rivière, fracturation d’icebergs pour produire de l’eau potable ou terrassement de montagnes. La Commission de l’énergie atomique des États-Unis lance en 1957 le programme Plowshare pour évaluer ces nouveaux débouchés. L’URSS ne suivra que 8 années plus tard. L’empressement américain s’explique par l’expérience de la crise de Suez en 1956. Le blocage du canal amène Washington à envisager de créer une nouvelle voie pour le pétrole du Golfe à coup d’explosions atomiques. De l’autre côté de l’Atlantique, le risque d’une thrombose du canal du Panama entraîne les mêmes plans. L’Atlantic-Pacific Inter-oceanic Canal Study Commission propose en 1970 d’ouvrir un chemin, au Costa Rica, Nicaragua ou en Colombie, par 250 explosions nucléaires quasi simultanées. L’atome doit assurer la fluidité du trafic mondial et garantir un sauf-conduit océanique à la Navy. La construction de ports artificiels dans des localisations stratégiques, au nord de l’Alaska, au Chili et aux îles Christmas dans le Pacifique, est étudiée. Ce programme sert également de justifications aux scientifiques pour pérenniser leur budget, alors même que les débats s’intensifient aux États-Unis comme à l’étranger pour la mise en place d’un moratoire global sur les essais nucléaires. Plowshare ne sera jamais mis en phase opérationnelle. Il est abandonné en 1977, après une douzaine d’essais, plombé par des doutes quant à la rationalité économique et l’acceptabilité sociale de cette géo-ingénierie nucléaire.


À lire aussi : Industrie nucléaire : le grand jeu géopolitique


Le programme soviétique débute plus tardivement, et n’est arrêté qu’en 1989. Comme pour les États-Unis, il s’agit de dompter l’espace à coup d’explosions nucléaires. On envisage de former des cratères atomiques pour construire des réservoirs en Sibérie afin d’y développer l’agriculture ainsi que de creuser un canal entre les rivières Kama et Pechora, déroutant les eaux de l’Arctique vers l’Asie centrale et la Caspienne. C’est dans l’industrie des hydrocarbures que l’ingénierie nucléaire soviétique est mise en pratique. De 1965 à 1987, douze explosions sont utilisées pour stimuler la production de puits pétroliers, non sans critiques des raffineries qui refuseront à plusieurs reprises de transformer les hydrocarbures extraits par cette technique, de crainte que la matière ne soit radioactive. Dans le secteur gazier, cinq détonations permettent d’éteindre des puits dont l’industrie avait perdu le contrôle, à Maïski dans le Caucase et Narian-Mar dans l’Arctique russe ainsi qu’en Ouzbékistan et en Ukraine près de Kharkiv.

Couverture de l’ouvrage « Géopolitique du nucléaire »
Paru le 16 février 2023. Éditions du Cavalier bleu

La géopolitique du nucléaire se nourrit ainsi de la représentation d’un atome a-spatial par essence, d’une technologie presque entièrement décorrélée des besoins en ressources et permettant à l’Homme de se développer sans contrainte naturelle, de coloniser les derniers espaces résistant à sa présence et de reconfigurer la géographie à sa volonté. L’atome doit assurer le contrôle militaire de points stratégiques isolés et l’exploitation de ressources pour asseoir sa puissance économique et prouver la supériorité de son modèle. Ces discours reposent sur une interprétation des caractéristiques physiques des matières nucléaires. Mais derrière ces imaginaires, la réalité est bien plus complexe.